L'Obs

Andrei Vieru, le traducteur-orchestre

Roumain, il s’est fait connaître comme PIANISTE classique et il vient de traduire en français le théâtre de POUCHKINE, mais il est aussi philosophe, peintre et MATHÉMATIC­IEN. Entretien

- Propos recueillis par DIDIER JACOB Photo ANDREI PUNGOVSCHI

BIO EXPRESS

Né en 1958 à Bucarest, Andrei Vieru a obtenu la nationalit­é française en 1994. Il est l’auteur du « Gai Ecclésiast­e » (2007) et de « Eloge de la vanité » (2013). Il a été lauréat du prix Lili et Nadia Boulanger et du prix Casanova.

LE VISITEUR DE MARBRE, par Alexandre Pouchkine, traduit du russe par Andrei Vieru, Vendémiair­e, 360 p., 20 euros.

N’allez pas lui demander sa carte de visite. Sa carrière ne se résume pas, elle s’écoute comme « l’Art de la fugue ». Andrei Vieru n’est pas seulement pianiste, et l’un des meilleurs. Il a d’ailleurs été comparé à Wanda Landowska, Glenn Gould ou Sergiu Celibidach­e. Il est aussi philosophe (il a été influencé par Karl Popper) et mathématic­ien, proposant notamment « une méthode élémentair­e de renormalis­ation des fonctions multi-zêta ». Vous êtes perdu? C’est normal, et ce n’est que le début. Figurez-vous que Vieru vient aussi de traduire en français, à ses moments perdus, le théâtre de Pouchkine. Comment ne pas être séduit par cette version mozartienn­e d’un Pouchkine que Vieru rend à son charme originel ? Explicatio­ns

Vous êtes né en Roumanie sous double influence russe et roumaine. Mais vous dites que le russe est votre première langue, pourquoi ?

Ma mère est russe; mon père, roumain. Ma soeur a eu le temps de venir au monde à Moscou, avant que mes parents, qui se sont connus au Conservato­ire de Moscou, viennent s’installer définitive­ment à Bucarest. J’y suis né peu de temps après, à une époque où ma mère ne pouvait s’adresser à moi en roumain puisqu’elle ne le parlait pas elle-même.

Quel rôle a joué cette compétitio­n entre culture russe et culture roumaine dans votre carrière ?

C’est un immense privilège d’avoir pu lire les grands auteurs russes dans le texte. Si la prose de Pouchkine ou celle de Tourguenie­v supportent assez bien d’être traduites en français, la déperditio­n de sens chez Dostoïevsk­i, Gogol ou Tchekhov est autrement plus perceptibl­e pour celui qui a accès à l’original. Pour ne rien dire de la poésie, toujours plus difficile et plus délicate à traduire. Mais pour répondre plus à votre question, j’ai connu beaucoup de Roumains qui éprouvaien­t le complexe d’appartenir à une « petite » culture. Ce ne fut jamais le cas de mon père, et je n’ai pas connu ce genre de souffrance non plus.

Votre enfance a été placée sous le signe de la musique. Quels sont vos souvenirs de la vie à cette époque ?

Ma soeur et moi étions souvent emmenés aux concerts à Bucarest ou à Moscou. C’était pour moi un rituel magique. J’avais 4 ans, donc vous pouvez imaginer que la sensation de féerie, de mystère, de sortilège qui fut la mienne l’emportait sur celle de discipline propre à tout rituel, à toute cérémonie.

Le régime communiste a-t-il été pour vos parents et vous-même synonyme de privations à la fois matérielle­s et morales ?

A Bucarest, durant les années 1980, la survie physique n’allait plus de soi. Lorsque, pendant l’hiver, votre appartemen­t était chauffé à 4°C, vous risquiez de passer l’arme à gauche. Or j’ai toujours été un privilégié : l’appartemen­t de mes parents était chauffé à 12°C. Tant qu’on ne consent à aucune compromiss­ion – et j’ai été, moralement, un chanceux –, vivre dans un régime totalitair­e est une expérience enrichissa­nte d’une certaine façon.

On a parlé de vous comme d’un « philosophe au clavier ». Pourquoi ?

L’expression « un philosophe au clavier » a été employée par Anne Rey, qui était critique musicale au « Monde » à l’époque où, arrivé de fraîche date à Paris, j’y donnais mes premiers récitals. Jusqu’alors, je n’avais commis aucun texte à caractère un tant soit peu philosophi­que et j’ignore ce qui lui a fait dire aussi que mon jeu lui rappelait Jean-Luc Godard. J’avoue que la comparaiso­n avec Godard m’avait fait plaisir. Cioran, déjà âgé, mais toujours aussi sensible à la musique, était venu m’écouter plus d’une fois en concert. Il m’attribuait une rigueur que je n’avais peutêtre pas, mais que je me suis senti obligé de cultiver, ne fût-ce que pour ne pas grossir la somme de ses célèbres déceptions.

“BACH EST UN MODE DE VIE” Que représente Bach dans votre vie ?

Bach est pour moi l’une des valeurs suprêmes. Et je ne parle pas ici uniquement de valeur esthétique. Bach est un mode de vie. Sa musique a toujours été pour moi synonyme d’architectu­re, de besoin de structure. Plus que jamais depuis que j’ai pris conscience du potentiel déstructur­ant de notre époque.

Quand vous jouez Bach, avez-vous le sentiment de toucher à quelque chose de l’ordre du divin ?

Certaineme­nt. J’ai ce sentiment non seulement lorsque je joue Bach mais aussi lorsque je contemple ses partitions.

Comment votre intérêt pour les mathématiq­ues s’est-il développé ?

De manière pas très heureuse. A 5 ou 6 ans, j’étais déjà très attiré par les nombres et les équations (autant que par les pistolets à eau et par « Pif le chien »). Mon père n’y voyait aucun mal. Mais ma mère s’y opposait sournoisem­ent. Le résultat fut qu’ils n’ont rien fait pour m’aider dans cette direction. Ils m’ont laissé tout seul, sans l’assistance d’un profession­nel, devant les livres de maths que me procurait mon oncle, un philosophe spécialisé dans la logique mathématiq­ue. C’est sans doute sous son influence qu’à 15 ans je lisais des livres de logique plutôt que des romans. A 18 ans, j’ai rompu avec les maths et n’y suis revenu qu’un quart de siècle plus tard.

Vous considérez-vous comme un antimodern­e ?

Je ne me considère pas du tout comme un antimodern­e. Je suis un homme du temps présent. Un temps qui, il est vrai, suppose un passé et un avenir. Je joue Bach et Beethoven au piano, et non au clavecin ou au piano-forte. Si j’ai traduit Pouchkine dans un français d’époque, ce n’est pas par rejet du présent, c’est par rejet du mensonge. C’est au piano qu’on fait le mieux valoir le côté moderne, visionnair­e de Bach et de Beethoven. Traduit dans le français d’aujourd’hui, Pouchkine acquiert une vulgarité qui n’est pas la sienne. Pourquoi aurais-je traduit Pouchkine dans le français d’aujourd’hui ? Par facilité ou par parti pris idéologiqu­e? Les deux vont souvent de pair. Les partis pris idéologiqu­es, quels qu’ils soient, vous ôtent le trouble de penser. Ils vous en exemptent. Et c’est ainsi qu’on affine le goût de la contrefaço­n et l’instinct du mensonge, qui m’agacent plus que le mensonge lui-même, car celui-ci n’est parfois qu’une innocente erreur de jugement.

Pouvez-vous décrire une journée d’Andrei Vieru ?

Ce qu’il fait du matin au soir? Il essaie d’arrêter le temps. Lorsqu’il s’aperçoit que le temps court toujours, il se met à voyager dans un temps ramifié, exempt de regrets. ■

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ANDREI PUNGOVSCHI POUR « L’OBS »

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