LES PSYCHÉDÉLIQUES POUR SOIGNER LA DÉPRESSION ?
Des substances interdites, comme le LSD, les champignons hallucinogènes ou l’ecstasy peuvent-elles être utiles là où la psychiatrie est en panne ? C’est la conviction d’un nombre croissant de médecins et scientifiques, qui mènent des essais cliniques et publient des études prometteuses
Quand ma mère est morte à la suite d’une longue maladie, je me suis retrouvé bloqué dans ce deuil. Mon père et mon frère s’en sont remis, pas moi. Au bout d’un an de soutien psychologique, j’étais encore en dépression, je n’avais plus goût à rien. » En 2016, Kirk Rutter, un technicien qui travaille à l’université des Arts de Londres, s’est porté volontaire pour participer à un essai clinique à l’Imperial College, qui voulait tester l’e et des champignons hallucinogènes – ou psilocybes – sur la santé mentale. « Cette expérience m’a permis d’arrêter ma rumination, de laisser enfin partir ce chagrin. J’ai repris ma vie en main. »
Son expérience est loin d’être isolée. Si Kirk Rutter a goûté aux psychédéliques dans un cadre scientifique, l’usage de ces substances, qui provoquent des états modifiés de conscience, est plus courant qu’on ne le pense en dehors des essais cliniques. Qu’ils soient dépressifs à la suite d’une maladie ou d’un accident de la vie, déprimés ou simplement en quête d’introspection ou de spiritualité, des dizaines de millions d’Américains et d’Européens ont pris au moins une fois ce type de psychotropes. Il y a la psilocybine du champignon sacré des peuples autochtones d’Amérique latine et centrale, mais aussi le LSD, rendu célèbre par la culture hippie, la MDMA – encore appelée ecstasy – qui circule dans les fêtes. Et, pour les plus aventureux, l’ayahuasca, breuvage extrait d’une liane de la jungle latino-américaine, ou la mescaline, issue du cactus. Des centaines de guides clandestins administrent à présent ces « médecines » aux Etats-Unis, et d’après notre enquête au moins plusieurs dizaines en France. Nous en avons nousmêmes fait l’expérience (voir p. 34).
Attention : ces drogues sont toutes illégales, classées depuis 1970 comme des stupéfiants « à fort potentiel d’abus » et « sans utilité thérapeutique reconnue ». Le Code de la Santé publique français interdit de les présenter sous un jour favorable. Cet article n’a en aucun cas pour but d’inciter à les expérimenter ni à enfreindre la loi. Ces substances psychoactives peuvent être dangereuses – voire provoquer des accidents mortels –, notamment si elles sont mal dosées, de piètre qualité, prises en dehors d’un cadre sécurisé ou ingérées par des personnes qui présentent des contre-indications.
Il reste que, depuis une vingtaine d’années, les psychédéliques connaissent une renaissance scientifique spectaculaire, avec des chercheurs réputés en psychiatrie, psychopharmacologie, neurosciences et addictologie qui en espèrent des bénéfices thérapeutiques. Aux Etats-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en Suisse, en Israël, des médecins hospitaliers mènent de nouveaux essais cliniques dans les règles de l’art. Objectif ? Mieux prendre en charge des a ections lourdes qui mettent la psychiatrie en échec : détresse des patients atteints d’une maladie mortelle, dépressions résistantes, stress post-traumatique, addictions sévères à l’alcool, au tabac, à la cocaïne ou aux opiacés, troubles graves du comportement ou de l’alimentation de type anorexie.
ESSAIS PROMETTEURS
De fait, la psychiatrie est l’une des seules disciplines médicales à ne pas avoir fait de progrès notables depuis des décennies. « La dépression est la première cause de mal-être au monde, a ectant plus de 300 millions de personnes. Toutes les quarante secondes, une personne met fin à ses jours et 20 autres attentent à leur vie », a récemment rappelé sur le site Psychologytoday le psychiatre Thomas Insel, directeur pendant treize ans de l’Institut national américain de la Santé mentale, devenu un promoteur de ces innovations. Amine Benyamina, chef du service de psychiatrie et d’addictologie à l’hôpital Paul-Brousse, à Villejuif, et président de la Fédération française d’Addictologie, souligne : « Le secteur de la santé mentale vit une crise historique. Les opiacés comme le fentanyl, prescrits n’importe comment, tuent en moyenne 195 personnes par jour en Amérique du Nord. Face à cette situation qui fait des ravages, la psychiatrie est en panne, tant sur le plan institutionnel que sur celui de la recherche. » Et l’épidémie de Covid-19, avec sa cohorte de deuils, de restrictions de liberté, de drames économiques et son horizon bouché, noircit encore le tableau. « Notre mission est de reprendre le chemin de l’innovation », insiste le professeur Benyamina, qui a monté à Paris-Saclay la seule unité de recherche pluridisciplinaire française sur ces substances.
Il faut, bien sûr, rester prudents. D’une part, les essais cliniques sont di ciles à mener en double aveugle, parce que les psychédéliques ont un e et si puissant que patients et médecins comprennent vite qui a reçu de la drogue et qui du placebo. D’autre part, les groupes de patients recrutés sont à ce jour trop restreints. Les résultats les plus récents sont cependant très prometteurs. Le centre pour la recherche psychédélique de l’Imperial College, à Londres, a ainsi publié le 15 avril, dans « The New
England Journal of Medicine », une étude comparant les e ets à six semaines, sur 59 patients en dépression, de deux doses de psilocybine à ceux de 43 doses d’un des antidépresseurs les plus e caces du marché, l’escitalopram. Résultat : la psilocybine a fonctionné aussi bien, sinon mieux, que le traitement classique, car elle a entraîné beaucoup moins d’e ets secondaires indésirables (fatigue, anxiété, troubles du sommeil). « Les taux de rémission étaient deux fois plus élevés dans le groupe qui a pris de la psilocybine », s’est réjoui le promoteur de l’étude, le neuroscientifique britannique Robin Carhart-Harris. D’autres collègues ont abondé : « Remédicaliser la psilocybine et les médicaments de cette classe est le projet le plus intéressant en psychiatrie contemporaine », a jugé Guy Goodwin, professeur émérite en psychiatrie à l’université d’Oxford.
Une vingtaine d’autres études cliniques sont en cours sur la planète : les Etats-Unis mènent la danse, où la plupart des grands laboratoires universitaires, de Johns-Hopkins à NYU, en passant par Yale, UCLA ou Harvard, ont ouvert leur centre de recherche psychédélique… L’Association multidisciplinaire pour les Etudes psychédéliques (MAPS) de San Jose a publié, début mai, les résultats préliminaires d’une étude de phase III sur les thérapies contre les stress post-traumatiques assistées par la MDMA. Conclusion : « 67 % des sujets qui ont participé à trois sessions ne relevaient plus du diagnostic de stress post-traumatique, et 88 % ont éprouvé une réduction clinique significative des symptômes. » L’étude la plus ambitieuse, financée par la start-up britannique Compass Pathways, utilise sa psilocybine de synthèse contre les dépressions résistantes aux traitements (voir l’encadré p. 32). En Europe continentale, c’est la Suisse, pays de naissance du LSD, qui est le plus avancé. L’hôpital universitaire de Bâle explore les e ets du LSD sur les migraines violentes et les dépressions sévères. L’université de Zurich, elle, teste l’impact de la psilocybine sur les dépressions et les addictions à l’alcool.
40 ANS DE BLACK OUT
On revient de loin, tant l’histoire de ces substances est mouvementée. Alors que, dans l’imaginaire collectif, leur image est liée aux années 1960, l’âge d’or de la recherche sur les psychédéliques date en réalité des années 1950, nous explique le journaliste américain Michael Pollan (lire son interview complète sur nouvelobs.com) qui, après quatre ans d’enquête, a écrit le best-seller « How to Change your Mind » (1). « Découvert en 1943 par Albert Hofmann au laboratoire suisse Sandoz, le LSD a fait l’objet d’une très grande curiosité scientifique au cours des décennies suivantes, en Suisse, mais aussi au Canada et aux Etats-Unis. » Hofmann a tout de suite compris qu’il tenait un puissant agent de modification de la conscience… mais il ne savait pas à quoi cela pouvait bien servir. « Alors Sandoz a lancé le premier grand essai au monde de recherche participative, raconte Pollan. Le laboratoire a donné gratuitement du LSD à tous les chercheurs de la planète qui avaient envie de l’expérimenter, ou bien aux thérapeutes qui voulaient l’utiliser pour un traitement. La seule contrepartie, c’était de faire au groupe suisse un rapport sur leurs découvertes. »
Il y a eu pas moins de six conférences internationales sur le LSD entre 1950 et 1965. En 1965, plus de 40000 patients atteints de troubles psychiques avaient reçu du LSD – fourni par Sandoz sous la dénomination Delysid – dans le cadre d’études cliniques subventionnées par les gouvernements américain et européens. Des stars de Hollywood, comme Cary Grant, ont à cette époque fait la une des journaux en témoignant publiquement de leur thérapie anti-dépression augmentée à « l’acide ».
Mais voilà, dans la deuxième moitié des années 1960, le LSD est passé des hôpitaux aux campus universitaires… puis au grand public. Encouragés par des apôtres comme Timothy Leary, la jeunesse rebelle et le mouvement hippie en ont fait le totem de la contre-culture et du refus de la guerre du Vietnam. Pour le président Richard Nixon, qui lance sa « guerre à la drogue », Leary devient « l’homme le plus dangereux d’Amérique ». En 1971, une convention internationale met hors la loi les substances psychédéliques, jugées sans intérêt thérapeutique et susceptible d’abus. C’est le black-out mondial.
Alors dangereux, le LSD et laps il oc y bine? Il yaeecti ve ment des accidents dus à l’ingestion de ces substances, prises sans surveillance et souvent mélangées avec du cannabis ou de l’alcool. Car elles provoquent des visions et abolissent le discernement. Mais la presse tabloïd américaine, suivie parles médias français, a multiplié les articles sensationnalistes, provoquant selon l’ historien ne Zoë Dubus, qui mène une thèse sur ce sujet, une véritable « panique morale ». Exemple ? « En 1966, dans “le Monde”, un article alarmiste de Claudine Esco er-Lambiotte, “Les poisons de l’esprit”, utilise abondamment les mots folie, délire, suicide… Sans mentionner les
bénéfices thérapeutiques des psychédéliques, pourtant établis par la communauté médicale. » Des légendes urbaines se répandent alors, comme l’histoire de jeunes gens devenus aveugles après avoir fixé le soleil sous acide. Des fake news avant l’heure.
Dès la fin des années 1960, l’image du LSD étant devenue exécrable, les subventions publiques à la recherche se tarissent. Les labos abandonnent leurs travaux sur ces molécules et le millier d’articles scientifiques déjà publiés tombe aux oubliettes. Il n’en est même plus fait mention dans les cursus universitaires de psychiatrie! « C’est incroyable, s’étonne Michael Pollan. Je ne vois pas d’autre exemple, dans l’histoire de la science, où l’on a à ce point, pendant des décennies, enterré un pan entier de savoir. »
Les psychédéliques ne méritent pourtant pas d’être mis dans le même sac que des stupéfiants comme la cocaïne ou l’héroïne. Depuis la classification des années 1970, de nombreuses études – chez l’animal et l’humain – ont prouvé qu’elles sont très peu addictives, et beaucoup moins toxiques que de nombreux médicaments. En 2009, le professeur en psychopharmacologie David Nutt, alors conseiller du gouvernement britannique en matière de drogue, a établi une échelle de leur nocivité, en fonction du double préjudice causé à l’usager et aux autres. Résultat : l’héroïne, l’alcool, le crack et la cocaïne apparaissent de loin comme les « drogues » les plus dangereuses, les psychédéliques figurant en queue de peloton (voir graphique ci-contre). Il a même osé écrire dans une revue scientifique que monter à cheval était aussi dangereux, sinon plus, que de prendre de l’ecstasy. Nutt a aussitôt été démis de ses fonctions.
Concernant les champignons, une étude commanditée par le gouvernement néerlandais conclut, en 2011 : « L’usage des champignons magiques est relativement sûr, dans la mesure où seulement quelques cas d’incidents relativement mineurs ont été rapportés. »
Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe pas de risques : il arrive que la psilocybine provoque des attaques de panique, des épisodes psychotiques, des visions terrifiantes. Une chose est sûre : leur usage est contre-indiqué pour les personnes fragiles du coeur, schizophrènes, bipolaires ou déjà sous antidépresseurs.
DISSOLUTION DE L’EGO
La deuxième vague de la médecine psychédélique prend véritablement son essor en 2006, avec la publication de deux études clés sur la psilocybine à NYU et Johns-Hopkins. Peu à peu, les essais cliniques reprennent en Amérique du Nord. Une résurrection financée par des fortunes privées, qui jouent les mécènes de think tanks scientifiques, notamment l’Institut He ter et la MAPS, aux Etats-Unis, ou la Fondation Beckley, en Grande-Bretagne.
La société britannique Compass Pathways, qui avait démarré comme une association à but non lucratif, a flambé après son introduction en Bourse, devenant le symbole d’une spéculation financière semblable à celle qui a précédé la libéralisation du cannabis aux Etats-Unis (voir l’encadré p. 32). Pourtant, le business model des psychédéliques n’est pas clair. Une cure brève tous les six mois ou une fois par an, comparé à une prise quotidienne d’antidépresseur ou une visite par semaine chez le psy : pas de quoi faire fortune. Et c’est peut-être ce qui explique la réticence des grands laboratoires et des corporations établies de la santé mentale.
On comprend en tout cas de mieux en mieux les conditions de réussite des essais cliniques avec psychédéliques. « C’est Al Hubbard, un personnage fantasque de l’histoire des psychédéliques, qui a le premier théorisé, au début des années 1960, l’importance de ce qu’il appelle le “set and setting” », explique Bertrand Leibovici Lebeau, médecin addictologue à l’hôpital Paul-Brousse, spécialisé dans la réduction des risques liés à la toxicomanie. « Set » fait référence à l’état d’esprit, l’intention avec laquelle l’usager prend la drogue; « setting » au cadre – le lieu, l’ambiance, l’accompagnement – dans lequel il en fait l’expérience. Un gamin qui prend de l’ecstasy dans une rave party ne fait évidemment pas le même « voyage » qu’un vétéran de la guerre d’Irak en thérapie à la MDMA pour dépasser ses traumas. « Il y a eu en tout huit centres de recherches en France dans les années 1950-1970 qui ont travaillé avec le LSD, explique l’historienne Zoë Dubus. Ce sont les plus grands psychiatres français de l’époque qui mènent ces études, comme Jean Delay et Henri Ey. Mais aucun n’adopte la technique du “set and setting”, raison pour laquelle leurs résultats thérapeutiques sont médiocres. » Aujourd’hui, les médecins et les guides sérieux qui travaillent avec ces molécules suivent un mode d’emploi très codifié. L’équipe de Yale a, par exemple, publié, en août 2020, un « Manuel pour la thérapie contre la dépression assistée par la psilocybine ».
Surtout, l’imagerie médicale moderne permet de mieux appréhender ce qui se passe dans un cerveau en plein trip. « Qu’il
s’agisse de la mescaline, de la psilocybine, du LSD, de la MDMA ou du DMT [le principe actif de l’ayahuasca], les psychédéliques stimulent les récepteurs de la sérotonine appelés 5-HT2A », explique Bertrand Leibovici Lebeau. Et « les progrès de l’IRM fonctionnelle ont permis d’établir les corrélats neuronaux des psychédéliques ». Les images publiées par Robin Carhart-Harris de l’Imperial College, à Londres, sont saisissantes (voir schéma p. 33). Ces substances mettent en e et en sommeil une région du cerveau appelée « réseau du mode par défaut » (« default mode network », ou DMN), réparti sur plusieurs zones. Ce DMN s’active quand nous ne sommes pas concentrés sur une tâche précise, quand nous pensons à nous-mêmes ou à autrui, ou bien quand nous évoquons le passé ou l’avenir. Il a par ailleurs un rôle de chef d’orchestre, priorisant certaines connexions par rapport à d’autres.
« Pour résumer, on peut dire que si l’ego a une adresse dans le cerveau, elle est dans le réseau du mode par défaut, explique Michael Pollan. Si on le débranche, tout à coup l’usager a une impression de dissolution du moi, et des parties du cerveau qui ne communiquaient pas empruntent de nouveaux chemins. » Si bien que le cortex visuel peut se mettre en liaison directe avec le centre de l’audition ou le centre des émotions. D’où les hallucinations synesthésiques, permettant de « voir » de la musique ou encore des incarnations physiques de ses peurs, comme l’avait déjà rapporté Albert Hofmann. Qu’ils soient ou non croyants, certains usagers vivent alors une véritable « expérience mystique ». Même s’il est di cile de traduire en mots des sensations décrites comme ine ables, des patients en fin de vie ont expliqué que ce sentiment « océanique », cette certitude de « faire partie d’un grand tout », de « faire corps avec la beauté de la nature », les avait aidés à ne plus déprimer à l’idée de leur propre disparition. Si cela est scientifiquement vérifié, ces molécules pourraient changer la donne en matière de soins palliatifs.
L’hypothèse que font les chercheurs est que mettre le DMN en sourdine rend le cerveau plus plastique, plus ouvert à de nouvelles manières de voir. « Cela empêcherait d’être piégé par des narrations destructrices, des pensées répétitives du type “je ne suis pas digne d’amour”, ou “je ne peux pas finir la journée sans boire”, ou encore “la vie ne vaut pas le coup d’être vécue” », décode Michael Pollan. Débarrassés de la tyrannie de l’ego, nous ouvrons une fenêtre pour penser autrement. Dans le meilleur des cas, l’e et positif dure des mois, et peut même devenir pérenne. Comme si le cerveau était « recâblé » par l’expérience. Le travail du thérapeute consiste justement à encourager cette façon positive de penser, qui pourrait correspondre à de nouvelles connexions neuronales.
A mesure que la science avance, les autorités réglementaires américaines desserrent la vis. Au cours des trois dernières années, la Food and Drug Administration américaine, gardienne de la sûreté des aliments et des médicaments, a donné le statut de « percée thérapeutique » (« Breakthrough Therapy ») à trois programmes de recherche psychédéliques, dont celui de Compass Pathways, mais aussi celui de la MAPS. La libéralisation des psychédéliques est en marche, constate Pollan : « Ces substances seront approuvées aux Etats-Unis, en Europe et en Israël pour des a ections psychiatriques sévères dans les années qui viennent, probablement d’ici à deux ans pour la MDMA, dans les cinq ans pour la psilocybine. »
Le seront-elles ensuite en psychothérapie, pour traiter des états d’angoisse dus à des accidents de la vie : deuil, addictions, ruptures, relations compliquées? Certaines villes américaines, comme Denver, Oakland et Washington DC, ont déjà décidé de décriminaliser la consommation des champignons magiques. Plus progressiste encore, « l’Etat de l’Oregon a voté en novembre dernier une loi qui légalise l’usage psychothérapeutique de la
psilocybine dans des centres agréés, avec des professionnels formés », explique la journaliste française installée à New York Stéphanie Chayet, qui a publié un livre, après avoir longuement enquêté sur le sujet et expérimenté les psychédéliques à la suite d’un diagnostic de cancer (2).
RÉTICENCES FRANÇAISES
La France, elle, est spectaculairement absente de ce domaine de recherche, se désespère Vincent Verroust, un doctorant à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, qui fait sa thèse sur le découvreur français des champignons hallucinogènes Roger Heim. Aussi a-t-il créé en 2017 la Société psychédélique française : « Une association de médiation scientifique qui s’adresse à la fois au grand public, aux étudiants et aux chercheurs. » Elle organisera notamment une matinée sur les thérapies psychédéliques aux 25es rencontres professionnelles du Réseau des Etablissements de Santé pour la Prévention des Addictions (Respadd) les 3 et 4 juin, à Dôle (Jura). Une poignée d’intrépides médecins français rêvent d’explorer ce nouvel outil. A Paul-Brousse, Amine Benyamina et Bertrand Leibovici Lebeau aimeraient mener des essais ouverts pour tester l’e cacité thérapeutique de la psilocybine sur les addictions. L’infectiologue Benjamin Wyplosz a organisé des réunions pour proposer un travail sur les psychédéliques en psycho-oncologie à l’Institut Gustave-Roussy, à Villejuif. Luc Mallet, psychiatre spécialiste des troubles obsessionnels compulsifs et chercheur à l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière, à Paris, espère avoir l’autorisation d’utiliser du LSD pour lutter contre l’alcoolisme. « Cinq millions de Français ont un problème avec l’alcool, 400 000 sont en dépendance sévère, rappelle-t-il. Or le taux de rechute post-cure est de 50 % à un mois et de 70 % à six mois. » Un fléau qui cause 45 000 décès par an !
Mais, à les entendre, passer la quadruple barrière du financement, de l’organisme promoteur, des comités d’éthique et de l’Agence nationale de Sécurité des Médicaments et des Produits de Santé (ANSM) tient du chemin de croix. « On se heurte à des murs d’incompréhension, se désole Amine Benyamina. La France prend des années de retard, comme sur le cannabis thérapeutique, dont on vient seulement d’autoriser une timide expérimentation. » Di cile en tout cas de trouver dans l’Hexagone un interlocuteur o ciel sur le sujet. La Direction générale de la Santé nous renvoie à l’ANSM, qui rappelle seulement que « faire de la recherche avec des produits classés comme stupéfiants n’est pas interdit », mais que l’Agence « n’a pas à ce jour reçu de dossier complet pour des essais cliniques utilisant des psychédéliques ». Faute de financement, car ces essais, qui nécessitent un encadrement intensif, coûtent cher.
Pourquoi ce point aveugle dans notre recherche médicale? « Parce que, contrairement à la recherche anglo-saxonne, elle dépend davantage de l’argent public, analyse Stéphanie Chayet. Mais aussi parce que les médecins français lisent peu la littérature biomédicale en anglais. » Il existe par ailleurs, selon elle, « une obsession française sur les dérives sectaires, sur les suspicions de manipulation, d’emprise ». Enfin, la France, pays de culture séculière et cartésienne, a toujours fait preuve de méfiance par rapport au spirituel, surtout s’il se manifeste par des expériences mystiques !
Le risque est que cette deuxième vague de médecine psychédélique, parce qu’elle reste ignorée des institutions médicales nationales, déraille à cause d’usages non encadrés en automédication, provoquant d’éventuels accidents ou des pratiques déviantes.
Stéphanie Chayet, qui a étudié le sujet des deux côtés de l’Atlantique, estime en tout cas important que les grands organismes de recherche et les médecins français investissent ce champ d’étude : « Pourquoi se priver d’un outil qui – dans un cadre sécurisé et régulé – semble prometteur pour améliorer la santé mentale ? » Pour dépassionner ce débat, il faut écouter la science, rien que la science. ■
(1) « Les Nouvelles Promesses des psychédéliques », par Michael Pollan, Pocket.
(2) « Ces substances interdites (pour l’instant) qui guérissent », par Stéphanie Chayet, Pocket.