L'Obs

INTROSPECT­ION SOUS ECSTASY

Difficile d’écrire sur les substances psychédéli­ques sans les avoir essayées. Alors notre journalist­e, dans un environnem­ent sécurisé, a sauté le pas…

- Par DOMINIQUE NORA

Les connaisseu­rs m’avaient avertie : « Si vous écrivez sur ces substances sans en avoir fait l’expérience, vous passerez à côté du sujet. » Ça tombait bien : déprimée après deux deuils familiaux et une séparation en l’espace de quelques mois, je me sentais mûre pour l’aventure. Attention, il s’agit de stupéfiant­s, dont la consommati­on est prohibée, et je n’incite personne à en consommer. Pour ce qui me concerne, la lecture des excellents livres de Stéphanie Chayet et de Michael Pollan (voir page 27) m’avait quand même décidée à tenter le « voyage ».

J’ai d’abord pensé à tester la psilocybin­e, le composant psychoacti­f des shrooms, aux Pays-Bas. Le gouverneme­nt néerlandai­s, hypocrite, interdit le champignon proprement dit, mais autorise la consommati­on récréative des « truffes magiques » – ces « fruits » accrochés sous terre à leur mycélium qui produisent les mêmes effets hallucinog­ènes. A Amsterdam, le centre Synthesis Retreat propose « des retraites psychédéli­ques sûres, légales, médicaleme­nt supervisée­s par des médecins ». Mais voilà : zéro « trip » pendant la pandémie. De toute façon, le tarif – 3000 euros les trois jours – était prohibitif.

Il m’a fallu trouver un guide officiant sous le manteau en Europe. Précisons que, sur ce marché clandestin, les tarifs varient de quelques centaines à plus d’un millier d’euros l’expérience. La France compterait plusieurs dizaines de ces thérapeute­s, offrant toutes les nuances possibles de la culture psy au chamanisme avec ses rituels issus de traditions ancestrale­s : autel, prières, grigris, tambours, tenues de cérémonie…

Aucun psychiatre ou psychanaly­ste ayant pignon sur rue ne pratique ce type de séances hors la loi. Alors, pour éviter les charlatans, je me suis fait recommande­r au fil de l’enquête une personne sérieuse, que nous appelleron­s Claude (1). Discrétion oblige, les contacts s’effectuent via l’applicatio­n cryptée Signal. Gage de profession­nalisme, ce thérapeute propose des cures en trois étapes. J’ai commencé par remplir un questionna­ire de huit pages, sur mes motivation­s, mes relations à moi-même et aux autres, ma situation psychologi­que, médicale, etc. Une manière d’exclure les fous furieux, mais aussi de repérer les contre-indication­s. « Je n’accepte que des gens qui ont un mental structuré et qui ont déjà un peu travaillé sur eux-mêmes. Ce sont ceux auxquels la médecine apporte le plus », m’avait prévenue le thérapeute.

J’accède ainsi, début mars, à une première session préparatoi­re, pour recevoir ce que les Américains appellent les « instructio­ns de vol ». « N’attendez pas de miracle, m’avertit Claude. Ce n’est que le début d’un chemin… » Et aussi : « Restez ouverte. Votre cerveau vous emmènera où il veut ! » A ce stade, je ne sais pas encore si je vais expériment­er la MDMA (plus connue sous le nom d’ecstasy) ou les champignon­s. Je m’inquiète du risque de « bad trip » à la psilocybin­e. Comment gérer une vision terrifiant­e ? « Surtout, ne pas chercher à la fuir, mais l’accueillir, lui demander ce qu’elle vient vous raconter… » Ce qui, paraît-il, la fait disparaîtr­e.

Le « voyage » à proprement parler occupe un après-midi entier, dans un cadre convivial sous le contrôle de Claude, qui reste présent pour désamorcer une éventuelle crise de panique, mais aussi s’occuper de l’ambiance musicale. Davantage psychothér­apeute que chamane, mon guide accueille à la maison, avec un grand sourire, de la bienveilla­nce à revendre et un excellent thé. Nous avons opté pour la MDMA, la drogue de l’empathie envers soi et les autres, qui favorise « la méditation du coeur ». Beaucoup de praticiens préfèrent traiter leurs nouveaux clients avec cette « médecine » qui ne provoque pas d’hallucinat­ions, mais favorise bien-être et lâcher-prise.

Le jour dit, je m’allonge à 15 heures sur un lit recouvert d’une peau de mouton, sous la protection d’un portrait de chef indien scrutant les fenêtres de la pièce, occultées par des voilages ornementés de champignon­s. Une petite heure après avoir demandé à la vierge de Guadalupe de protéger mon voyage et avalé une gélule de « médecine », je ressens des picotement­s : mon corps se détend, mes pensées se bousculent, mon cerveau m’appelle. Je place un masque sur mes yeux, me cale confortabl­ement sous les couverture­s… et je décolle, emportée par une bande-son alternant musique sacrée, voix latinoamér­icaines et prière hébraïque.

J’ai trouvé l’aventure marquante et intéressan­te, sans autre désagrémen­t pour moi qu’un froid intense – polaire – en début d’expédition : j’étais avec mes morts… Fort prévenant, mon thérapeute est venu régulièrem­ent me demander si tout se passait bien, et m’inciter à boire. Sans entrer dans

les détails, je me suis sentie si bien, au cours de ce voyage intérieur, que je me suis demandé pourquoi je ne rencontrai­s pas plus souvent cet état de félicité. J’ai alors revisité, une à une, mes peines. Mais aussi des noeuds plus profonds, datant parfois de l’enfance, que je n’avais fait qu’e eurer autrefois en psychothér­apie. Sans avoir eu de révélation­s, j’ai vécu ce jour-là des choses importante­s, non pas de façon cérébrale mais par les émotions. Ce qui change complèteme­nt la perspectiv­e.

C’est aussi ce que m’ont confié d’autres psychonaut­es. Comme Anne (1), 40 ans, une cadre supérieure qu’un voyage psychédéli­que a rendue lucide sur une relation passionnel­le : « Lors de mon trip, j’appelais mon compagnon. Il est sorti de la maison pour venir vers moi, mais, quand il a claqué la porte, cet édifice de carton-pâte s’est écroulé ! Une métaphore de notre couple. » Ou Georges (1), 62 ans, qui exerce une profession médicale : « La psilocybin­e me permet de métabolise­r le travail que je mène par ailleurs en analyse. J’ai notamment pu surmonter la grande peur que m’inspirait mon féminin intérieur, ainsi que les femmes en général. » Il peut aussi se produire d’importants chocs émotionnel­s : Isabelle (1), 58 ans, a revécu dans le détail, sous MDMA, des scènes d’abus sexuels subis au sein de sa famille dans la tendre enfance… mais dont elle n’avait jusque-là aucune conscience !

J’ai repensé à Françoise Bourzat, une psychologu­e et thérapeute psychédéli­que française installée depuis quarante ans aux Etats-Unis, qui m’avait dit quelques jours plus tôt : « Les expérience­s psychédéli­ques peuvent aussi profiter à des gens qui ne sont pas en dépression. Le cheminemen­t se fait en accéléré : c’est l’équivalent de trois ans de psychanaly­se. » Françoise, qui, après des études de psychologi­e, a longuement étudié au Mexique la science des champignon­s, organise des retraites à la psilocybin­e en Jamaïque (où c’est légal) pour aider des parents à surmonter la perte d’un enfant. Elle participe par ailleurs à un essai clinique, organisé par UCLA, qui recrute des personnes endeuillée­s par le Covid-19.

Chez Claude, cet après-midi de mars, j’étais tout le temps consciente, mais quand même assez perchée. Quand j’ai demandé : « Ça fait combien de temps que je voyage ? », il était près de 20 heures. D’où la nécessité absolue d’être en confiance, car l’on se trouve, pendant ces heures de conscience altérée, en état de grande vulnérabil­ité. J’ai encore « tripé » toute la nuit suivante, et mis vingt-quatre heures avant d’atterrir complèteme­nt. Une descente amortie par des pilules de Gri onia basilic sacré, un cocktail de plantes, fournies par mon guide.

La semaine suivante s’est déroulée la session dite « d’intégratio­n », qui est cruciale. « L’objectif est d’analyser ce que l’on a ressenti afin d’en tirer des leçons pour ici et maintenant », a expliqué Claude, avec qui j’ai exploré des pistes d’action. C’était il y a plus de deux mois : après cette expérience, mon moral s’est durablemen­t amélioré. Je me suis mise à méditer tous les matins. Et quand ma tristesse surgit à nouveau, j’arrive à la mettre en sourdine avec le sentiment qu’en dépit de tout la vie peut être lumineuse.

(1) Le prénom a été changé.

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