Le lanceur d’alerte du petit séminaire
Au début des années 1960, JeanPierre Sautreau a subi des violences sexuelles lors de sa scolarité à Chavagnes-en-Paillers, en Vendée. A la suite de son témoignage, plus de 70 anciens pensionnaires ont pris la parole, accusant une quinzaine de prêtres
La lumière rouge du téléphone fixe clignote. Encore un nouveau message. Le répondeur di use la voix tremblante d’un homme âgé qui ne laisse que ses coordonnées. Jean-Pierre Sautreau les note avec attention. Le septuagénaire à la moustache claire a l’habitude de ces coups de fil d’inconnus. Il attend toujours un peu avant de reprendre contact. « Trop d’émotions », dit l’ancien pensionnaire du petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers (Vendée), qui quitte rarement son panama gris. Cela fait un peu plus de deux ans que ce retraité du secteur bancaire de 72ans croule sous les témoignages de victimes d’abus sexuels par des prêtres ou religieux, en Vendée, lorsqu’ils étaient enfants.
Depuis qu’il a publié « Une croix sur l’enfance » (Nouvelles Sources), en 2018, et révélé les agressions qu’il a subies de la part de deux prêtres dans les années 1960, JeanPierre Sautreau a déjà recueilli, par téléphone, mail ou courrier, plus de 150confidences d’hommes qu’il appelle désormais ses « copains ». Il les répertorie consciencieusement dans un cahier d’écolier. Jamais il n’aurait pensé en noircir autant de pages. A Luçon, sous sa véranda, donnant sur un jardin parfaitement entretenu, cet après-midi ensoleillé, il chausse seslunettes et montre les trois colonnes qu’il y a tracées : « Lieux », « Abuseurs », « Abusés ». La colonne consacrée au petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers est la plus longue. Glaçante, elle recense une quinzaine de prêtres et déjà près de 70anciens pensionnaires. Rejoints, bientôt, par cet homme qui vient de téléphoner.
Jean-Pierre Sautreau prend toujours le temps de rappeler. Ces conversations durent souvent deux heures, pas moins. Cette fois, l’homme lui raconte être entré au petit séminaire dans les années 1960 et avoir été abusé par un prêtre en cinquième et en quatrième. Il avait 11ans, a toujours pensé être le seul, n’en a jamais parlé. Le retraité écoute patiemment, tentant de tenir à distance son douloureux passé. Mais il se reconnaît tellement : lui aussi avait 11 ans, lui aussi se croyait seul, lui aussi s’est tu. Tout remonte inexorablement. Pâques 1960 et la retraite spirituelle de trois jours préalable à l’entrée au petit séminaire, où il atterrit sans trop comprendre pourquoi. Peut-être parce qu’il est premier de sa classe à l’école privée. Il se souvient d’un « interminable catéchisme » qui s’achève par une confession. C’est le pèreArnaud qui s’en charge. Sur ces terres vendéennes rurales et si ardemment catholiques, ce prêtre responsable du « recrutement » des futurs séminaristes est une figure du diocèse, influente et crainte. « Il me demande si j’ai de mauvaises pensées, si j’ai fait de mauvais actes. Comme je ne vois pas de quoi il parle, il décrit le geste… en me le faisant subir ! dénonce le Luçonnais. C’est d’une perversité incroyable. »
L’été suivant, le petit «Jean-Jean», comme le surnomme sa maman, devient enfant de choeur. Puis c’est l’entrée tant redoutée au petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers. « J’étais extrêmement malheureux de devoir y aller », dit-il. Comment oublier le ventre noué à la descente du bus, ce 15 septembre 1960 ? Sa mère, gorgée de fierté, n’ose poser la moindre question au prêtre qui accueille, croit-on,
l’élite de l’indispensable relève sacerdotale. Lui reviennent aussi la froideur de l’immense cour centrale, la grande chapelle, l’impressionnant réfectoire de 400places et l’interminable dortoir d’une centaine de lits métalliques parfaitement alignés. « Tout me heurte », raconte celui qui, d’emblée, refuse le moule. Le lever à 5h45, le petit quart d’heure pour la toilette à l’eau froide et l’habillage, les innombrables sanctions : les genoux sur une règle en bois et les privations de film et de promenade ; les vers de « l’Enéide » à copier, jusqu’aux gifles et aux coups de dictionnaire. Un des prêtres-professeurs n’est-il pas surnommé « Gestapo » ?
FIN DE L’INSOUCIANCE
Comme la plupart de ses camarades, le petit Jean-Pierre n’a jamais, en outre, rêvé de prêtrise. Mais comment s’opposer à ses parents, « piliers d’église » modestes et convaincus – notamment par le père Arnaud – que leur fils est promis à de brillantes études et à un avenir sacré ? « Ma mère, domestique, était subjuguée par la figure du prêtre », se rappelle Jean-Pierre Sautreau. De nombreux foyers y voient aussi la perspective d’une élévation sociale. Pour ceux qui ne peuvent pas se les payer, une partie des études est aussi financée: « 90% des enfants du séminaire venaient de familles nombreuses et socialement pauvres », fait-il remarquer.
Cet été 1960, sa mère brode au fil rouge sur chaque pièce de son trousseau son numéro d’élève, le 550. Et signe sans le savoir la fin de son insouciance. Fini les parties de billes et le Tour de France à la radio. Place au latin et au grec dès la sixième, à la rigueur et à la discipline. « Nous étions formés pour être les troupes d’élite du catholicisme », sou e encore Jean-Pierre Sautreau. Sur sa photo de classe de sixième, il est au premier rang, impeccablement coi é, le polo bien boutonné. Certains sourient. Pas lui. « Même pendant les vacances, on ne pouvait plus voir les copains. Nos lectures étaient censurées, on devait aller voir le curé chaque matin. Le contrôle mental était total », livre-t-il, rappelant que les bulletins de notes étaient d’abord adressés au curé de la paroisse. A sa rentrée de cinquième, les actes de pédocriminalité reprennent. Il s’est choisi pour directeur de conscience un professeur de maths qui l’aidera peut-être à faire grimper sa moyenne : « Il investit tout, jusqu’à quasiment remplacer le père nourricier. Comme un transfert de paternité. » Un vendredi, alors qu’il se rend dans la chambre du prêtre pour la confession, celui-ci se dit inquiet de le voir si souvent seul sous les tilleuls. « Il me demande si quelque chose ne va pas. Mais rien ne va ! Je réponds, en larmes : “Je veux rentrer chez moi.” » L’homme fait mine de le consoler… puis l’agresse après lui avoir, cette fois encore, demandé d’avouer ses « impuretés ».
La confession hebdomadaire est obligatoire. Les agressions se répètent. Comment s’y soustraire? « On arrivait avec un billet, le prêtre nous en donnait un autre quand on repartait », se remémore l’ancien séminariste. Il ose un jour en fabriquer des faux et trouve un grenier où se cacher, au milieu de vieux oiseaux empaillés. A sa grande surprise, il ne se fait pas pincer. Son directeur de conscience semble taire ses absences répétées. Ce dernier craint-il d’être dénoncé? S’en prend-il déjà à une autre proie? Chaque enfant pense être le seul à subir cela. « On est incapable de l’exprimer », sou e Jean-Pierre Sautreau. Le silence est sans cesse exigé: dans les rangs, à table, au dortoir. Les lettres aux parents sont toutes lues avant d’être envoyées. Comment deviner, alors, que des dizaines et des dizaines d’autres enfants sont, eux aussi, agressés lors des confessions, pendant les soirées cinéma, dans les dortoirs et même durant la classe? En toute impunité. Songer au nombre d’enfants abusés au petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers donne le vertige.
Jean-Pierre Sautreau estime que, certains prêtres ayant exercé plus de quinze ans, des années 1950 aux années 1970, les victimes doivent être plusieurs centaines.
E aré et un temps submergé par le flot incessant de témoignages d’anciens séminaristes, il fédère, à l’été 2019, certains d’entre eux dans un collectif qui rencontre plusieurs fois l’évêque de Luçon. Le diocèse se mobilise enfin. « J’ai honte pour l’Eglise », déclare sans détour Mgr François Jacolin à l’automne, lors d’une conférence de presse. Depuis son arrivée à la tête du diocèse, en 2018, il ne cesse de recevoir des victimes. Dans son large bureau accolé à la célèbre cathédrale, le prélat à barbe blanche insiste, l’air grave, sur le caractère « inimaginable » des faits : « Le plus marquant, peutêtre, est de voir comment cela s’est répercuté dans leurs vies jusqu’à aujourd’hui. » Trente-quatre anciens pensionnaires du petit séminaire l’ont contacté, mais il est conscient d’être bien loin du compte. « Les victimes sont, hélas, c’est certain, beaucoup plus nombreuses. »
PLAQUE MÉMORIELLE
Il dit poursuivre ses recherches afin de « faire la vérité » sur tous ces actes, pour lesquels un seul prêtre accusé est toujours en vie. Plusieurs anciens pensionnaires incriminant cet homme ont été entendus par les gendarmes, mais l’enquête a été classée, les faits, comme pour tous les autres, étant prescrits. Que savait le diocèse de ces innombrables agissements criminels? Au petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers (devenu un collège international catholique privé pour garçons), comme dans bien d’autres lieux, des prêtres ont été déplacés. Certains du jour au lendemain. A ce jour, l’évêque ne peut a rmer l’existence d’un « véritable système organisé », mais il estime probable qu’il y ait eu « au moins une complicité entre quelques prêtres-confesseurs-agresseurs ». Quant au pèreArnaud, celui qui a abusé Jean-Pierre Sautreau et que tant d’autres accusent, il avait tellement la confiance de l’évêque de l’époque qu’il est devenu « monseigneur », un titre des plus honorifiques dans l’Eglise…
Dimanche 14 mars, Mgr François Jacolin a fait acte de contrition. Ce jour-là, après sa conférence de presse, il joue l’acte II d’une démarche de repentance inédite de la part d’un évêque de France : dans une chapelle de la cathédrale, il fait poser une plaque mémorielle, puis célèbre une veillée de pénitence. Certaines victimes viennent
de loin. L’événement est historique. JeanPierre Sautreau, qui ne fréquente plus les bancs de l’église depuis longtemps, est présent. Après avoir jeté un oeil à la plaque, il rejoint quelques copains sous le cloître. « C’est pour que ceux qui ne savent pas découvrent les faits, et que ceux qui savent n’oublient pas », glisse un monsieur aux cheveux gris. Cette démarche de l’Eglise panse un peu les plaies de ces victimes toujours meurtries dans leur chair.
Beaucoup de ces hommes n’ont jamais parlé. Certains acceptent de nous raconter. Pierre est octogénaire. Il a été agressé, petit, par un prêtre, dans sa paroisse. Dès son arrivée au séminaire de Chavagnes, rongé par le sentiment de culpabilité et de honte, il trouve le courage de tout confier à son directeur de conscience. « Il m’a juste dit: “Tout cela, c’est du passé. Il faut oublier et ne plus en parler.” » Traumatisé de ne pas avoir été écouté, l’enfant ne fait plus que tousser, à s’en abîmer les cordes vocales. Ces souvenirs-là, Pierre les livre pour la première fois, les yeux embués et la voix éraillée, dans un murmure. Michel, 66 ans, a, lui, sombré dans l’alcool pendant des années. « Je suis toujours en survie », confie-t-il, démuni. « J’ai longtemps mal dormi, je sentais son odeur », témoigne aussi Jean-René, grand gaillard décidé de 61ans. Vincent, 61ans également, avoue, lui, se méfier des adultes depuis qu’il est tout petit. Et n’est pas près de pardonner à ses agresseurs l’irréparable fracture avec ses parents. Quand il a parlé à son père, il n’a reçu qu’une « grosse ba e »: « Il m’a dit: “Ça n’existe pas!” » Le livre de leur camarade Jean-Pierre les a délivrés.
Pour ce dernier, le calvaire prend fin quand il est exclu de Chavagnes, en seconde. Son « esprit frondeur » menace la communauté, lui dit-on. Il franchit alors pour de bon la grille du séminaire. Mais le soulagement est bref. Il doit faire face à l’immense déception familiale. Lui non plus ne dit rien à ses parents. Un profond malêtre le plonge, un temps, dans la dépression. « J’étais détruit », lâche-t-il en regardant ailleurs. Après le lycée catholique, il se voit bien entamer des études de lettres. Mais ses parents ne veulent pas en entendre parler. Il faut vite travailler. Le jeune homme devient guichetier à l’agence du Crédit agricole de Noirmoutier. Et s’engou re dans la lutte syndicale. D’abord militant CFDT, il devient représentant départemental puis national. « J’avais en moi cette colère terrible contre les curés, livre-t-il. Je l’ai détournée contre les patrons. »
Le Vendéen monte à Paris, découvre la pensée de Pierre Bourdieu, se passionne pour le situationnisme de Guy Debord. « J’ai pu me reconstruire intellectuellement, dit-il, même si je suis loin d’être apaisé. » L’écriture l’aide beaucoup. Il publie plusieurs recueils de poésie, puis réfléchit, en 2016, à raconter l’enfer du petit séminaire. C’est en recherchant d’anciens camarades qu’il découvre l’ampleur des faits. Quand l’un d’eux lui demande s’il compte parler des agressions, c’est la révélation. « Toi aussi ? » lui répond-il, surpris. Sa femme et ses filles apprennent ce que leur mari et père a toujours gardé pour lui en lisant les épreuves du livre. « Elles sont fières de moi », dit-il pudiquement en refermant l’épaisse boîte cartonnée remplie de témoignages.
Incapable de taire cette avalanche de sou rances, l’ancien séminariste devenu lanceur d’alerte a publié un second ouvrage, « Criez pour nous » (Nouvelles Sources). Chaque semaine, il recueille de nouvelles confidences, qui allongent encore les listes de son cahier. Il reçoit aussi des marques de reconnaissance. Un couple de retraités lui a o ert des petits cyclistes en métal dénichés dans un vide-greniers. Les mêmes, ou presque, que ceux que « Gestapo » lui avait brutalement confisqués un matin de 1961. Sans jamais daigner les lui restituer.
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“LE PLUS MARQUANT EST DE VOIR COMMENT CELA S’EST RÉPERCUTÉ DANS LEURS VIES JUSQU’À AUJOURD’HUI.”
MGR FRANÇOIS JACOLIN