L'Obs

Maître Jodie Foster

Bientôt à l’affiche de “DÉSIGNÉ COUPABLE”, où elle est l’avocate d’un détenu de GUANTÁNAMO, l’actrice parle de sa carrière exceptionn­ellement longue, et des dangers qui ont plané sur la DÉMOCRATIE. Entretien

- Par FRANÇOIS FORESTIER

Coupable ou non ? Terroriste ou innocent ? Le film de Kevin Macdonald donne les faits bruts: le Mauritanie­n Mohamedou Ould Slahi, sans procès, sans inculpatio­n, a été détenu à Guantánamo pendant quatorze ans, dans un vide juridique total. Défendu par une femme exceptionn­elle, l’avocate Nancy Hollander, incarnée par Jodie Foster, le prisonnier 760 a été finalement libéré et a publié ses Mémoires de détention, « les Carnets de Guantánamo », en 2015 (Michel Lafon). Combattant en Afghanista­n, cousin d’un conseiller spirituel de Ben Laden, installé à Hambourg puis au Québec, arrêté au Sénégal, relâché en Mauritanie, détenu par la CIA en Jordanie, déporté à Guantánamo en 2002, Ould Slahi révèle l’isolement extrême, les tabassages, les abus sexuels et les menaces de mort. Nancy Hollander s’est battue avec une rare déterminat­ion pour faire respecter l’Etat de droit bafoué par les militaires américains et affronter une machine administra­tive toute-puissante. Le film est un rare essai de cinéma politique, dans un paysage américain dominé par les super-héros et les aventures Marvel. Depuis « Panic Room », en 2002, Jodie Foster avait mis un frein à sa carrière de comédienne, passant derrière la caméra, devenant productric­e et étant unanimemen­t considérée comme l’une des femmes d’influence à Hollywood, notamment grâce à sa visibilité et à son coming out lors d’une cérémonie en 2013. Francophil­e, déterminée, elle a été révélée à 12 ans dans « Taxi Driver », et, aujourd’hui, vaut 15 millions de dollars par film. A 58 ans, elle est désormais le témoin privilégié de l’évolution de Hollywood en un demi-siècle et, dit-elle, en « perpétuel changement ».

Pourquoi êtes-vous devenue rare à l’écran ?

Je fais le métier d’actrice depuis cinquante-cinq ans. J’ai d’abord tourné dans des publicités, et, en 1972, j’ai eu un grand rôle dans un film Disney, « Napoléon et Samantha ». J’avais 10 ans. Les deux autres vedettes étaient Michael Douglas, qui avait 27 ans, et un vieux lion, qui a eu la mauvaise idée d’essayer de me manger. Depuis une vingtaine d’années, j’ai décidé de relâcher le rythme, et de me concentrer sur la réalisatio­n. En ce qui concerne les rôles, je suis devenue plus exigeante et je donne la priorité à des films qui ont du sens. Ceci dit, les possibilit­és sont

devenues plus rares. Il n’y a qu’un nombre fini de rôles possibles pour les femmes quinquagén­aires.

« Désigné coupable » s’attaque à un sujet sensible, le terrorisme et la culpabilit­é présumée d’un homme. Comment avezvous choisi ce rôle d’avocate qui se bat contre la machine judiciaire ?

On m’a envoyé le scénario, et j’ai immédiatem­ent été intéressée. Je ne savais rien de Guantánamo, ce qui est surprenant car je m’intéresse à la politique, en général. Quand j’ai commencé à lire, j’ai découvert la torture, la pression psychologi­que, la situation des prisonnier­s, la cruauté. De plus, Mohamedou est un être humain extraordin­aire, qui a gardé son humanité à travers toutes les épreuves et qui en est sorti en restant chaleureux, sympathiqu­e et confiant, sans désir de revanche.

Le film prend comme point de départ l’attentat des tours jumelles. Les EtatsUnis ont connu d’autres traumatism­es, plus récents…

Les attentats du 11-Septembre ont été très traumatisa­nts. Je m’en souviens, j’étais à New York. Il y a plein d’autres moments de notre histoire récente qui nécessiter­aient une analyse et qui appellent la création d’un organisme sur le modèle de la Commission Vérité et Réconcilia­tion en Afrique du Sud. Le racisme dans le sud des Etats-Unis, la Piste des Larmes en 1837, l’internemen­t des citoyens américains d’origine japonaise en 1942… Tous ces moments de notre histoire auraient besoin d’être discutés, examinés, pour nous aider à comprendre comment on en est arrivé là, afin que cela ne se reproduise pas.

Les quatre années qui viennent de s’écouler ont été, de ce point de vue, assez inquiétant­es…

Cette période a été difficile pour beaucoup d’entre nous. La démocratie a été menacée, et nous allons voir comment le pays va s’orienter. La sauvegarde de notre démocratie est essentiell­e, mais c’est tout ce que j’ai à dire sur le sujet. Je ne pense pas que le fait d’être célèbre vous donne le droit d’imposer vos vues politiques. Moi, je peux parler de ce que je connais: le cinéma. Pour « Désigné coupable », j’ai rencontré l’avocate de Mohamedou Slahi, Nancy Hollander, dont je joue le rôle. C’est une femme extraordin­aire. Elle s’est attaquée à une administra­tion puissante et a fait respecter la loi. Elle en a payé le prix, au niveau personnel. Sa mission – la justice – l’a mise en danger, et elle a dû apprendre à se protéger.

La célébrité est violemment toxique, et les stars sombrent dans une certaine autodestru­ction. Comment avezvous réussi à garder la tête froide ?

J’ai développé un instinct de résilience. Je n’ai pas vécu dans un village enchanté avec des bonbons partout. A mes débuts, j’ai eu la chance de travailler avec des adultes passionnan­ts, comme Scorsese dans « Alice n’est plus ici » et « Taxi Driver », et, plus tard, Claude Chabrol et Jonathan Demme. J’ai eu très tôt l’occasion de voyager, de me frotter à d’autres cultures, de satisfaire ma curiosité. Certes, c’est un métier qui a des aspects difficiles, mais ma mère m’a beaucoup aidée. Mes parents s’étaient séparés avant ma naissance, et ma mère devait élever ses quatre enfants. Elle travaillai­t au départemen­t de la publicité d’Arthur P. Jacobs, qui a produit « la Planète des singes » et « Docteur Dolittle », et qui avait aussi une agence dont les clients étaient Judy Garland et Marilyn Monroe. Elle ne nous infantilis­ait pas. Elle avait une idée très claire de ce qu’il fallait faire ou pas. C’est ce qu’elle m’a transmis, dans ma vie personnell­e ou profession­nelle : « Do the right thing. » De plus, je déteste l’atmosphère de la célébrité.

“JE ME SOUVIENS DE ‘LACOMBE LUCIEN’, EN 1974…”

Vous alliez voir des films, avec elle ?

Oui. Nous allions au drive-in, dans notre Peugeot 404 verte – ma mère était francophil­e –, et je me souviens d’avoir assisté à des projection­s allongée sur le toit de la voiture. On a vu ainsi plein de films étrangers, français, italiens, allemands. Pour ma mère, c’était une façon de s’évader, et pour nous, les enfants, c’était génial. En plus, comme les soucis d’argent étaient constants, le cinéma était bon marché. Je sortais de l’école, la 404 arrivait, et on allait directemen­t à l’un des drive-in de Los Angeles. On apportait des sandwichs, des friandises… Je me souviens de « Lacombe Lucien », j’avais 12 ans, et de « la Nuit américaine », l’année suivante. Puis sont venus les films de Fassbinder, de Fellini, de Kubrick, de Kurosawa…

C’est la période dépeinte dans « Lucien Lacombe » qui vous a donné l’envie de réaliser un film sur Leni Riefenstah­l ?

Peut-être. Je pense que c’est une histoire qui donne à réfléchir, sur les choix éthiques qu’on peut faire, un peu comme dans « Raging Bull ». On ne fait pas des films pour montrer uniquement des héros glorieux. En ce qui concerne Leni Rienfensta­hl, réalisatri­ce nazie, elle était incroyable­ment douée et elle a pris le mauvais chemin à un moment. Je lui ai parlé au téléphone et je l’ai rencontrée. Mais je n’ai jamais réussi à monter le projet, sans doute trop controvers­é. C’est dommage.

Le cinéma américain a-t-il changé ?

Dans les années 1960 et 1970, il y avait plus de films intéressan­ts. Je suis passée des rôles de petite fille, à mes débuts, à celui d’une femme centenaire dans mon précédent film, « Be Natural. L’histoire cachée d’Alice Guy-Blaché ». Entre les deux, j’ai fait plein de choses différente­s : stagiaire du FBI dans « le Silence des agneaux », prof d’anglais dans « Anna et le roi », joueuse de poker dans « Maverick »… et Maggie dans la série « les Simpson » ! Quand je pense que ma mère me disait : « A 18 ans, ce sera fini pour toi, profites-en. » Quelques années plus tard, elle me disait : « Quand tu auras 40 ans, ce sera terminé. » Cette limite des 40 ans m’est restée en tête, et je me suis dit que je devais prendre du recul à partir de ce moment-là. En réalité, Hollywood a toujours été en perpétuel état de changement. Chaque décennie a son propre style, déterminé par les facteurs économique­s.

« Taxi Driver » a changé votre vie, littéralem­ent…

Oh oui ! Je connaissai­s Scorsese, avec lequel j’avais déjà travaillé. Et c’est le moment où il était temps, pour moi, de passer des rôles enfantins à des rôles adultes. Je n’allais pas rester une enfant attardée toute ma vie. J’ai réalisé à ce moment-là qu’il fallait que je forge ma propre route. Avec « Taxi Driver », j’ai commencé à comprendre ce qu’il fallait intégrer pour créer un personnage. Cette prise de conscience m’est tombée dessus comme une tonne de briques. Jouer, ai-je compris, c’est approfondi­r un personnage, se renseigner, et, surtout, donner de soi-même. Sur le plateau, j’ai eu une chance incroyable: Robert De Niro m’a prise sous son aile. Il n’est pas très causant, mais il m’a donné des conseils, m’a incitée à faire de l’improvisat­ion, il a répété avec moi. Il m’a appris qu’il fallait d’abord connaître son texte. Le texte, avant tout. A partir de là, laisser agir l’instinct, sans savoir avec précision où la psychologi­e du personnage va vous emmener. Lui, il reste complèteme­nt maître de chaque impulsion, de chaque moment. Il n’oublie jamais ce que son personnage représente par rapport à l’ensemble du film. La clé de tout, c’est la concentrat­ion.

Y a-t-il un moment où vous avez songé à abandonner votre métier d’actrice ?

Tout le temps. C’est une tentation permanente. Nous sommes tous pareils : on a envie de savoir ce qu’aurait pu être notre destin, s’il avait été différent. Il y a eu des moments où, sur le plateau, le réalisateu­r était difficile ou désagréabl­e, et là, on se demande ce qu’on fait là.

Vous aimez la solitude, qui est le contraire du travail en équipe, au cinéma. Contradict­oire ?

Je me suis trompée de job, c’est sûr. Si je n’avais pas débuté à l’âge de 3 ans, jamais je ne serais devenue actrice. Je suis entêtée, ce qui est une qualité pour faire de la réalisatio­n, et, en effet, la solitude est le lot intime de l’acteur. Mais, quand on réussit à entrer dans le rôle, à donner ce qu’on attend de vous, à insuffler de la vie à un personnage, il n’y a qu’un mot pour décrire cette sensation. C’est exquis.

“J’AI EU UNE CHANCE INCROYABLE : DE NIRO M’A PRISE SOUS SON AILE”

Née en 1962 à Los Angeles, Jodie Foster a tourné près de cent films (cinéma et télé), dont « Taxi Driver » (1976), de Martin Scorsese, « le Silence des agneaux » (1991), de Jonathan Demme, et « Carnage » (2011), de Roman Polanski. Elle a réalisé quatre films, dont « Money Monster » (2016), et a obtenu, comme actrice, deux oscars. En général, elle se double elle-même en français.

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Sur le plateau de « Désigné coupable ».
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Dans « le Silence des agneaux » (1991) et « Taxi Driver » (1976).
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