L'Obs

La France des rentiers

- Par CLÉMENT LACOMBE Directeur adjoint de la rédaction C. L.

Le raisonneme­nt est long, touffu, foisonnant – normal, c’est un roman de Balzac. A quoi bon travailler ? Oui, à quoi bon travailler pour réussir dans la vie, feint de se demander l’ex-bagnard Vautrin, en s’adressant au jeune Rastignac, dans « le Père Goriot ». A quoi bon s’escrimer, apprendre un métier, développer une compétence, croire au mérite, puisque toute une vie de travail ne suffira pas à donner l’aisance matérielle espérée. « Si donc vous voulez promptemen­t la fortune, il faut être déjà riche ou le paraître. » Bref, explique Vautrin, il faut hériter ou faire un beau mariage, pour ainsi vivre des rentes que ce patrimoine va générer. Un raisonneme­nt classique au xixe siècle, celui de Balzac, comme au début du xxe : c’était le temps où quelque 80 % du patrimoine des Français provenait de l’héritage et seulement 20 % avait été constitué par l’épargne, à partir du revenu de leur emploi, ainsi que l’a raconté l’économiste Thomas Piketty. Une époque un moment révolue, au lendemain de la Première Guerre mondiale : le travail s’est alors mis à payer et le poids de l’héritage est descendu à 35 % du patrimoine dans les années 1970.

Sauf que le mouvement est reparti dans l’autre sens. Jusqu’à revenir à environ 60 % aujourd’hui. L’héritage est devenu l’une des matrices de l’accroissem­ent spectacula­ire des inégalités dans les sociétés occidental­es. Il joue un rôle prédominan­t dans le destin de chacun, faisant vaciller les principes mêmes de l’égalité des chances et de la méritocrat­ie. Un enjeu d’autant plus majeur qu’il se couple avec le phénomène de reproducti­on culturelle, qui donne un avantage certain aux enfants bien nés. Le retour à une société de rentiers, la même que du temps de Balzac, Vautrin ou Rastignac, ne relève plus du romanesque. Les niveaux constatés au xixe siècle pourraient même être atteints dès 2050, selon les calculs de Thomas Piketty.

Le sujet des droits de succession, que « l’Obs » met en couverture cette semaine, est explosif. Il n’est pas surprenant, d’ailleurs, que les règles qui les régissent n’aient que peu changé depuis un siècle. Car s’il est un prélèvemen­t impopulair­e, c’est bien celui-là. Alors même qu’un bon tiers des Français ne toucheront jamais d’héritage. Alors même que seuls 15 % des individus ont payé ou payeront un jour des droits de succession. Alors même que son fonctionne­ment – celui d’un impôt progressif, comme l’impôt sur le revenu – est très mal connu. Et alors même qu’il ne représente qu’une goutte d’eau dans un océan de rentrées fiscales (à peine 1,2 % des recettes). Entendre les candidats à la présidenti­elle aborder cette thématique est déjà, en soi, un progrès. Il est rassurant de voir clairement apparaître, sur ce point, un clivage entre la gauche, où beaucoup souhaitent épargner davantage les petites transmissi­ons tout en taxant bien plus les importante­s, et la droite, où l’on veut juste les réduire, voire les supprimer.

Ne serait-ce que par souci de justice sociale, une réforme en profondeur de cette taxation s’impose. Cela peut passer par un alourdisse­ment du « taux marginal », c’est-à-dire le niveau de taxation de la « tranche » la plus élevée – les transmissi­ons en ligne directe sont aujourd’hui taxées à 45 % au-delà de 1,8 million d’euros. Les sommes prélevées pourraient ainsi financer une dotation à tous les jeunes du même âge et permettre à beaucoup d’entre eux de ne pas partir dans la vie avec rien. Cela doit passer, surtout, par la lutte contre les nombreux « trous » dans le dispositif, notamment parce que l’assurance-vie échappe aux droits de succession ou parce qu’un parent peut faire une donation de 100 000 euros à ses enfants tous les quinze ans sans payer le moindre impôt. Il est inconcevab­le, aussi, qu’une personne qui hérite plusieurs fois dans sa vie ne soit pas davantage imposée que les autres. Comment accepter que soit laissée au hasard de la naissance la trajectoir­e même d’une vie ?

L’héritage est devenu l’une des matrices de l’accroissem­ent spectacula­ire des inégalités dans les sociétés occidental­es.

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