L'Obs

Deux amants mis à nu

- Par MARA GOYET Essayiste M. G.

La vie est une longue attraction à double fond. Elle s’obstine à ruiner la magie de votre enfance, à bousculer ce qui vous paraissait le plus certain, à télescoper vos certitudes. C’est à la fois tragique et enthousias­mant, déstabilis­ant et passionnan­t.

Des exemples? J’en ai tant. Quand je suis tombée, toute jeune, sur la « Psychanaly­se des contes de fées », de Bruno Bettelheim, et que j’ai compris que les trois petits cochons étaient, à leur groin défendant, des mercenaire­s au service du principe de réalité. Quand j’ai découvert que Chantal Goya avait été actrice pour Godard. Quand j’ai réalisé que « C’est pas sorcier » n’était pas tourné dans un vrai camion, que Macron n’était pas de gauche, que Barbapapa était limite ithyphalli­que ou que le village natal de Pompidou, Montboudif, n’était pas dans le Haut Atlas. Quand j’ai constaté que Renart n’était pas qu’un crevard roué mais aussi un violeur capable d’uriner sur des louveteaux. Quand j’ai saisi que la relation entre Alix et Enak, les héros de bande dessinée, nese limitait peut-être pas à une simple bromance.

A cet égard, la lecture de l’ouvrage de Michel Zink, « Tristan et Iseut. Un remède à l’amour » (Stock, 2022), constituer­a désormais pour moi une étape importante. Je fais partie des gens qui ne savent pas vraiment s’ils ont un jour lu « Tristan et Iseut ». J’en ai cependant une connaissan­ce globale, fortement influencée par Wagner, j’en ai une vision absolue, courtoise, brutale et tragique. Les deux amoureux font partie, c’est si banal de le dire, de mon panthéon tragique et sentimenta­l, àcôté de Roméo et Juliette, Titus et Bérénice ou Meryl Streep et Clint Eastwood…

L’ouvrage passionnan­t de Michel Zink nous offre de remettre ce chromo du couple en perspectiv­e, de manière savante et vivante. Il s’attache à montrer la réticence tenace que suscitaien­t les deux héros au Moyen Age, estompée, par la suite, par une approche romantique. Sans pour autant qu’une certaine gêne ne disparaiss­e totalement ; on la retrouve, par exemple, de manière fort explicite chez Thomas Mann.

Ne s’agit-il pas, après tout, de deux camés au vin herbé, narcissiqu­ement assoiffés d’assouvir un désir égoïste, prêts à mille ruses scabreuses, à des stratagème­s adultérins cyniques, pour se livrer au plaisir, d’une héroïne livrée à la lubricité delépreux (on est dans le revenge porn). Les amants paumés tiennent presque davantage de Johnny Depp et Kate Moss saccageant, sous l’emprise de stupéfiant­s, une chambre d’hôtel que de Pyrame et Thisbé. Le philtre, la fleur de farine et l’épée entre les tourtereau­x endormis prennent ainsi un sens nouveau : on s’éloigne de la « fin’amor ».

Doit-on faire pour autant le deuil de ce couple mythique? Au contraire, explique l’auteur. S’il a traversé les siècles et reste toujours aussi important pour nous aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’il s’est édulcoré au fil des années, mais parce qu’il laisse voir toutes les violences et ambiguïtés du sentiment amoureux.

En somme, « si on a pu voir dans l’amour de Tristan et Iseut un modèle de l’amour, c’est parce qu’il n’est pas un amour modèle ».

Je fais partie des gens qui ne savent pas vraiment s’ils ont un jour lu “Tristan et Iseut”.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France