Deux amies de trente ans
LA FILLE PARFAITE, PAR NATHALIE AZOULAI, P.O.L, 320 P., 20 EUROS.
La fille parfaite n’existe pas. C’est un mythe, ou une chimère, comme l’impossible créature bicéphale née de l’amitié fusionnelle entre Adèle et Rachel. D’un côté, Adèle, la virtuose des équations différentielles, programmée depuis son plus jeune âge par son père, l’austère M. Prinker, pour briller au firmament des mathématiques; de l’autre, Rachel, issue d’une famille bien établie où l’on est littéraire « de père en fils, de mère en fille, de tous les côtés, alignés, croisés », destinée à reprendre le flambeau de cette lignée où l’on se paie de mots. Amies depuis le collège, ces deux têtes bien pleines partagent la même blondeur diaphane, le même amour pour Freddie Mercury et Kathryn Bigelow, et la même volonté d’embrasser le monde dans sa totalité, au point d’unir leurs forces intellectuelles, envers et contre une société qui impose encore trop souvent aux femmes de choisir entre maternité, création et ambition. Elles sont comme les deux hémisphères d’un même cerveau, les deux moitiés de l’androgyne de Platon.
Si Rachel, future romancière, évolue dans un univers propre à son genre, Adèle navigue dans un milieu réservé aux hommes, celui des écoles d’ingénieurs où elle se retrouve seule fille de l’amphi. Grande nageuse, elle fait une unique concession à la féminité stéréotypée quand elle se rêve en sirène. Mais, n’est-ce pas, là encore, désirer une queue, suggère Rachel. C’est elle la narratrice. Parce qu’elle est écrivaine. Mais surtout parce qu’elle est la survivante. Le livre s’ouvre sur le suicide d’Adèle, à 46 ans. Pendue. Avec pragmatisme, sans affects, Rachel retrace les trente ans d’une relation oscillant entre symbiose, rivalité et ruptures. Des intermittences du coeur au féminin comme la littérature en propose beaucoup depuis « l’Amie prodigieuse » d’Elena Ferrante, mais qui chez Nathalie Azoulai (photo), prix Médicis pour « Titus n’aimait pas Bérénice » (P.O.L) et traductrice de « Mrs Dalloway », se métamorphosent en une puissante aventure cérébrale, une plongée au coeur de deux consciences à laquelle l’écriture, fluide, tourbillonnante, donne tout son souffle. Du Woolf à très grande vitesse.