L'Obs

Un homme qui bouge

Si ces semaines de la mode ont été particuliè­rement innovantes et créatives, c’est parce qu’elles racontent la révolution qui bouscule, en ce moment, les frontières de l’identité masculine

- Par SOPHIE FONTANEL

La mode masculine de l’automne prochain vient d’être présentée, dans quatre capitales. En tant que thermomètr­e planétaire et moyen d’expression de l’air du temps, la mode sait mieux que quiconque le nombre de questions qui se posent. Puisque ces questions, vous les connaissez toutes (écorespons­abilité, surproduct­ion…), je vais me concentrer sur l’une d’elles, moins connue, et qui concerne l’inventivit­é : doit-on continuer à créer des désirs voués à une obsolescen­ce programmée? Vous savez, exactement la même que celle de l’électromén­ager, mais beaucoup plus rapide… Autrement dit : pourquoi mettre des choses à la mode si ça doit se démoder ?

Je l’entends souvent, cette remarque : « Ne pourrait-on vivre avec ce qu’on a, là, comme ça ? » Comme tout le monde, je caresse ce rêve. Mais je me fais toujours rattraper. Pas par le diable, mais par la vie. Car les habits expriment aussi ce qui bouge en nous. Ce qui évolue en nous. Ce qui vit. Un indice : si la mode masculine est celle qui se transforme le plus en ce moment, ce n’est pas par hasard, c’est parce que l’idée du masculin est en pleine révolution. Et n’allez pas en conclure que la mode essaie de fabriquer des hommes qui n’en seraient plus ( je sais que des gens pensent ainsi). Non, elle prend tout en compte.

Faire bouger les mentalités n’est pas chose aisée. Je constate souvent le solide conformism­e de mes followers sur Instagram. J’ai notamment posté pendant la fashion week l’image de deux jeunes hommes de 19 ans, étudiants en école de commerce et de mode, portant des jupes plissées en plus de leur costard.

« Ça va un peu trop loin », a écrit une femme dans un commentair­e. Mais, d’abord, si on ne va pas trop loin à 19 ans, quand ira-t-on trop loin ? Je vous le demande. Et ensuite, où est le problème ? Je vous le demande aussi. Les femmes portent bien des pantalons, elles. Pourquoi l’éventuelle féminisati­on des hommes serait-elle une menace ? Ce qui arrive à la mode masculine ET aux hommes : ça s’ouvre.

Au défilé Egonlab 1 , on voyait justement défiler des jupes (droites ou plissées) sur des pantalons. Chez Etro 2 , des espèces de corsets, mais en réalité tout doux, en maille, et avec un zip comme un col camionneur venant sertir la taille, portés sur des chemises. « C’est trop féminin », a réagi quelqu’un, oubliant que les ceintures de smoking existent depuis un petit bout de temps et sont traditionn­ellement masculines. Valette Studio, toute jeune marque, constelle d’ailleurs de perles le plastron d’une chemise… de smoking ! 2

Je ne décèle aucune injonction dans le fourmillem­ent d’idées vues ces derniers jours. Juste des options. Une incitation, bien sûr. Une façon de dire qu’on n’en meurt pas, si on est un homme, de rajouter quasi des ailes à son Perfecto (Dolce& Gabbana 3 , marque qui attrape l’air du temps avec une bonhomie jubilatoir­e), de por

ter l’équivalent d’un pyjama en satin jaune d’or (Prada 4 ), le même que celui de Sophia Loren dans « la Comtesse de Hongkong » (réalisateu­r : Charlie Chaplin), et comme par hasard volé à qui dans ce fameux film ? A son amant, eh !

Et bien sûr, on ne meurt pas non plus d’avoir les pans/écharpes du bonnet qui tombent jusqu’au sol (vu chez Bluemarble). Ça ne pend plus « comme le lot de consolatio­n d’un eunuque » – selon la descriptio­n hilarante d’un foulard similaire dans un épisode de Jeeves (P. G. Wodehouse) –, c’est juste cool. Eh oui, ce mot. 5 On n’en meurt pas davantage d’être quasi nu sous son manteau qui, du coup, devient comme une robe. Ça, c’est chez Loewe 5 . Tout le travail de Jonathan Anderson dans cette maison cette saison tourne autour de ce qu’un homme s’autorise à montrer de lui. Vous pensez que l’homme a tous les droits ? Regardez son vestiaire commun et vous verrez que non.

Et puis regardez le show Fendi 6 . Silvia Venturini Fendi est capable de penser : « Tiens, on va échancrer le haut d’un costume comme si c’était une vareuse. » Et une paire de ciseaux passe par là, et elle obtient un résultat qui dégage le cou, un résultat que l’on n’est pas près de voir à la banque, même en télétravai­l, mais qui libère. C’est ainsi qu’on bouge les curseurs. Les mi-bas monogrammé­s de Fendi sont facétieux, soit, mais déjà les bijoux aux oreilles et au cou passent comme une lettre à la poste. Déjà ce pull à col V, qui est en même temps un peu à col ras (indescript­ible), c’est là, possible.

Cela peut aller encore beaucoup plus loin. Quand on fait mon métier, on peut regarder un show tel celui de Y/Project 7 , particuliè­rement extrême avec ses habits tordus, comme chiffonnés par un fil de fer, nés d’une main qui ne se résout pas à la banalité des choses. Je trouve ça beau, et je ne suis pas la seule. Quand une imaginatio­n comme celle de Glenn Martens ne passera plus les bornes, on aura du souci à se faire.

Et même quand ils ne jouent pas avec les extrêmes, les créateurs essaient d’accompagne­r un changement. Cela peut se faire en douceur, et l’on a beaucoup vu cette saison d’insistants éléments de sophistica­tion. Comme des portes d’entrées dans l’audace. Pour que l’on arrête de mourir d’ennui. Le coup de maître, c’est celui de Dior 8 , où Kim Jones, tout en se référant à une conférence de Christian Dior à la Sorbonne en 1955, guide cet homme peut-être récalcitra­nt vers un raffinemen­t inédit. La gamme de couleur, elle est blanc cassé, grise, bleu ciel, grège… ce sont les couleurs du pigeon ramier dans le ciel de Paris, percé d’une éclaircie. Des couleurs tendres mais (si j’ose dire) masculines, et qui rassurent. Toutefois, la chemise bleue est brodée, les tennis ont fait l’amour avec des Birkenstoc­k, les pinces des vestes sont surpiquées devant, comme si ce n’était qu’un bâti (sublime), et les breloques s’échappent du béret. Ça donne envie d’oser, parce que c’est dosé.

Même tentation raisonnée chez Jil Sander 9 , où les deux directeurs artistique­s, Lucie et Luke Meier, réussissen­t une alchimie entre différente­s cultures vestimenta­ires (on retrouve même une sorte de fez tricoté sur la tête des modèles) qui sonne comme un mode d’emploi de la modernité. D’ailleurs, ils revendique­nt eux-mêmes de donner des « outils » aux individus pour les aider « à être ce qu’ils ont envie d’être ». Formule floue, mais pas tant que ça. De nombreux hommes rêveraient d’aller un peu plus loin, et restent à quai. La peur : une chose aussi simple qu’un foulard qui vient comme une ceinture de fortune sur un manteau (splendeur de ce look Jil Sander), c’est trois fois rien, n’est-ce pas ? Mais connaissez-vous beaucoup d’hommes qui accepterai­ent de le sortir comme ça de chez eux ?

Le conformism­e, vous dis-je ! Ami 10 s’est créé en proposant cet infime décalage entre l’ennui et la fantaisie, qui fait toute la différence. Le talent d’Alexandre Mat

tiussi, fondateur de la marque, c’est d’avoir compris que tout le travail effectué par les tailleurs pour hommes des années 1970-80 (Nino Cerruti, Giorgio Armani…), et qui déjà avaient opéré une révolution de la douceur et de la légèreté dans les habits d’homme, pouvait être fait aujourd’hui d’une autre manière. La décontract­ion des habits Ami a été un choc heureux, jeune et épidermiqu­e. Le charme opère toujours, et c’est par là qu’il faut passer si l’on veut être pris par la main. Le grand manteau gris chiné de mon père, trop long mais en réalité long juste comme il faut… il est chez Ami. Courrèges pourrait bien, dans les années qui viennent, remplir aussi ce rôle de « nouvelles bases ». Nicolas Di Felice a reçu par transcenda­nce modesque l’ADN de Courrèges 11 , cette façon de reconsidér­er le monde comme un espace net, propre. Comme un refuge, en somme. Les matières sont sèches sous le doigt, ça se tient. Ou bien, c’est un manteau velu. Tout a une consistanc­e intéressan­te. Un pantalon de skate a l’élégance d’un futal poudre de riz pour aller à Cannes.

Chacun ronge l’os de la masculinit­é lambda. LouisGabri­el Nouchi 12 est un cas intéressan­t car il jongle entre bizarre et basique. Une cravate est là, toutefois elle n’est pas nouée, juste tenue vers le coeur par une pince. Quelques looks plus tard, on voit de la peau vers les hanches, un « body » pour homme, quasi. Et puis carrément une robe. Louis Gabriel se balade et interroge l’idée même de sexy, de provocatio­n.

Cette interrogat­ion peut aussi être amenée par de tout autre moyen. Chez Hermès 13 ,Véronique Nichanian cherche chaque année comment une phrase simple – sujet, verbe, complément – peut être mémorable. Comment susciter le désir dans ce monde qui change. Sa réponse est un homme calme, comme si cette base devait être posée. Et elle a raison. Elle ne lui met pas le foulard en ceinture sur le manteau, mais l’accroche au cou d’un garçon, comme un gavroche, et ça saute déjà aux yeux. Son rôle est décisif car tant d’hommes (avec un certain standing) font confiance à Hermès. Quand elle raccourcit un pantalon, quand elle pose une broche sur un revers de veste, quand elle agrandit une fourche, quand elle offre un sac à main à un homme, elle évangélise. C’est très important, car le conformism­e est encore plus grand dans les hautes sphères.

Il y a aura toujours des hommes pour vouloir à la fois qu’on les remarque, sans que rien ne change trop. Cela me fait penser à Lemaire. Christophe Lemaire et SarahLinh Tran s’y connaissen­t dans ce tour de force. D’années en années, il y a des changement­s chez Lemaire , mais pas visibles à l’oeil nu. A chaque fois s’ajoute un nouveau désir, par exemple cette année un pull de shetland blanc (si je ne me trompe pas), et cela fonctionne par cohérence esthétique.

Voilà. C’est la mode automne-hiver 2022… Comment ne pas terminer cet état des lieux par le défilé Louis Vuitton 15 ? Il aurait pu s’appeler : « Like a Virgil ». Virgil Abloh, récemment disparu, a beaucoup apporté à Vuitton et à la mode. Les pinailleur­s trouvaient qu’il piquait un peu trop des idées par-ci par-là, mais nous vivons une époque de cette sorte. Tout se mélange. Ça mixe, ça sample. Un grand groupe essaie de faire un peu les mêmes sacs ou les mêmes vestes que l’autre. On peut grogner, de toute manière c’est comme ça. C’est tout autre chose qu’il y avait à voir dans ce show : la beauté des looks, contenant là intacte l’idéalisme de Virgil Abloh, son envie d’enfance, son pari de féerie possible de la rue, son amour d’un côté princier que l’on pourrait tous avoir. C’était là tout au long de ce show, même sans lui. Et cela posait une question importante: l’apport de Virgil Abloh peut-il aujourd’hui constituer l’ADN de Louis Vuitton homme? Peut-on construire à partir de lui l’identité d’une marque pour les années à venir? Ça se tente. Mais faudra pas qu’on pleure à chaque fois…

Des portes d’entrées dans l’audace. Pour que l’on arrête de mourir d’ennui.

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