Fausse unanimité contre Poutine
Toute l’Europe, c’est perceptible, vibre, pleure et se sent solidaire des Ukrainiens victimes de Poutine. Il faut sans doute remonter aux heures fiévreuses de l’automne 1989, lorsque les murs tombaient, pour retrouver une même ferveur collective, une même angoisse aussi.
Mais qu’en est-il hors d’Europe ? Les dirigeants occidentaux se réjouissent du fait que lors des deux votes qui se sont tenus aux Nations unies, le premier au Conseil de Sécurité, le second à l’Assemblée générale, la Russie se soit trouvée largement isolée. Elle a été seule à mettre son veto au Conseil de Sécurité. Elle n’a été soutenue que par quatre régimes parias à l’Assemblée générale (Biélorussie, Corée du Nord, Erythrée, Syrie) face à 141 pays qui ont exigé que la Russie « cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine ». Mais derrière cette belle unanimité se cachent quelques réalités plus dérangeantes, dont nous devrions être conscients.
Il y a les abstentionnistes, d’abord. Pour des raisons différentes, la Chine et l’Inde, soit presque trois milliards d’habitants à elles deux, ont choisi de rester sur la touche. L’abstention chinoise marque une prise de distance avec la décision de Poutine d’attaquer l’Ukraine, mais les réseaux sociaux chinois, agités par un fort courant nationaliste, glorifient la décision du président russe, vue sous le seul prisme de la résistance à des Etats-Unis hostiles. L’Inde, pourtant alliée des Etats-Unis, ménage pour sa part son principal fournisseur d’armes, allié historique resté amical malgré son lien avec la Chine à laquelle s’oppose Delhi. Les amis de mes ennemis ne sont pas nécessairement mes ennemis…
Plus significatives, les abstentions ou l’absence du vote d’une partie de l’Afrique : 24 pays au total, dont l’Afrique du Sud, principale puissance du continent. Certaines positions s’expliquent, comme celle du Mali, en froid avec la France et qui vient d’accueillir les mercenaires russes de Wagner ; ou celle des pays d’Afrique australe dont les mouvements de libération ont reçu autrefois le soutien de l’URSS… Mais l’abstention du Sénégal, par exemple, pourtant proche de Paris, ne répond à aucune de ces motivations.
En fait, il remonte d’une partie du monde en développement un reproche exprimé plus ou moins fort, qui n’est pas lié à l’Ukraine proprement dite, mais au « deux poids deux mesures » pratiqué par l’Occident. Il y a des causes qui font vibrer les Occidentaux, et d’autres sur lesquelles ils ferment les yeux, quand ils ne participent pas activement à la violation du droit international. Ce reproche prend toute sa force lorsque des témoignages font état d’étudiants africains malmenés en Ukraine ou auxquels les gardes-frontières polonais refusent l’entrée dans le flot de réfugiés (depuis, le gouvernement polonais a assuré que tout le monde serait admis, mais le mal est fait). On peut se réjouir de la solidarité exceptionnelle offerte par les pays d’Europe centrale aux réfugiés ukrainiens sans pour autant oublier les scènes terribles d’exclusion de 2015, lorsque les réfugiés étaient bruns et musulmans.
Rien de tout ceci n’enlève une once de légitimité à l’action politique des Occidentaux pour s’opposer à Poutine, ni à la solidarité active des citoyens européens bouleversés par les images de Kharkiv ou de Kherson. Mais le monde de 2022 a changé et ne supporte plus la supériorité morale affichée par l’Occident, lorsque ça répond à ses intérêts, et son silence pudique lorsque cela n’est pas le cas. Pour rester positif, prenons ces accusations comme une incitation bienvenue à la cohérence : elle serait vertueuse et nécessaire.