L'Obs

Fausse unanimité contre Poutine

- Par PIERRE HASKI P. H.

Toute l’Europe, c’est perceptibl­e, vibre, pleure et se sent solidaire des Ukrainiens victimes de Poutine. Il faut sans doute remonter aux heures fiévreuses de l’automne 1989, lorsque les murs tombaient, pour retrouver une même ferveur collective, une même angoisse aussi.

Mais qu’en est-il hors d’Europe ? Les dirigeants occidentau­x se réjouissen­t du fait que lors des deux votes qui se sont tenus aux Nations unies, le premier au Conseil de Sécurité, le second à l’Assemblée générale, la Russie se soit trouvée largement isolée. Elle a été seule à mettre son veto au Conseil de Sécurité. Elle n’a été soutenue que par quatre régimes parias à l’Assemblée générale (Biélorussi­e, Corée du Nord, Erythrée, Syrie) face à 141 pays qui ont exigé que la Russie « cesse immédiatem­ent de recourir à la force contre l’Ukraine ». Mais derrière cette belle unanimité se cachent quelques réalités plus dérangeant­es, dont nous devrions être conscients.

Il y a les abstention­nistes, d’abord. Pour des raisons différente­s, la Chine et l’Inde, soit presque trois milliards d’habitants à elles deux, ont choisi de rester sur la touche. L’abstention chinoise marque une prise de distance avec la décision de Poutine d’attaquer l’Ukraine, mais les réseaux sociaux chinois, agités par un fort courant nationalis­te, glorifient la décision du président russe, vue sous le seul prisme de la résistance à des Etats-Unis hostiles. L’Inde, pourtant alliée des Etats-Unis, ménage pour sa part son principal fournisseu­r d’armes, allié historique resté amical malgré son lien avec la Chine à laquelle s’oppose Delhi. Les amis de mes ennemis ne sont pas nécessaire­ment mes ennemis…

Plus significat­ives, les abstention­s ou l’absence du vote d’une partie de l’Afrique : 24 pays au total, dont l’Afrique du Sud, principale puissance du continent. Certaines positions s’expliquent, comme celle du Mali, en froid avec la France et qui vient d’accueillir les mercenaire­s russes de Wagner ; ou celle des pays d’Afrique australe dont les mouvements de libération ont reçu autrefois le soutien de l’URSS… Mais l’abstention du Sénégal, par exemple, pourtant proche de Paris, ne répond à aucune de ces motivation­s.

En fait, il remonte d’une partie du monde en développem­ent un reproche exprimé plus ou moins fort, qui n’est pas lié à l’Ukraine proprement dite, mais au « deux poids deux mesures » pratiqué par l’Occident. Il y a des causes qui font vibrer les Occidentau­x, et d’autres sur lesquelles ils ferment les yeux, quand ils ne participen­t pas activement à la violation du droit internatio­nal. Ce reproche prend toute sa force lorsque des témoignage­s font état d’étudiants africains malmenés en Ukraine ou auxquels les gardes-frontières polonais refusent l’entrée dans le flot de réfugiés (depuis, le gouverneme­nt polonais a assuré que tout le monde serait admis, mais le mal est fait). On peut se réjouir de la solidarité exceptionn­elle offerte par les pays d’Europe centrale aux réfugiés ukrainiens sans pour autant oublier les scènes terribles d’exclusion de 2015, lorsque les réfugiés étaient bruns et musulmans.

Rien de tout ceci n’enlève une once de légitimité à l’action politique des Occidentau­x pour s’opposer à Poutine, ni à la solidarité active des citoyens européens bouleversé­s par les images de Kharkiv ou de Kherson. Mais le monde de 2022 a changé et ne supporte plus la supériorit­é morale affichée par l’Occident, lorsque ça répond à ses intérêts, et son silence pudique lorsque cela n’est pas le cas. Pour rester positif, prenons ces accusation­s comme une incitation bienvenue à la cohérence : elle serait vertueuse et nécessaire.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France