L'Obs

“LA PREMIÈRE PHASE DU PLAN RUSSE A ÉCHOUÉ”

Pertes importante­s, erreurs stratégiqu­es, corruption : l’ancien colonel et historien analyse les difficulté­s rencontrée­s par les troupes russes, malgré leur avancée

- Propos recueillis par MATTHIEU ARON

Trois semaines après le début de la guerre, quels enseigneme­nts tirez-vous de l’avancée de l’armée russe en Ukraine ?

Les Russes voulaient réussir un raid éclair, disloquer le plus rapidement possible l’armée ukrainienn­e, avant que les réactions internatio­nales s’organisent. Ils avaient prévu de s’emparer de Kiev et, plus au sud, d’Odessa. J’avais estimé que cela aurait pu durer, tout au plus, trois semaines. Mais ce plan n’a pas fonctionné. La première phase a échoué.

Comment s’explique cet échec de la deuxième armée du monde ?

Les raisons sont nombreuses. Mais je ne comprends pas pourquoi ils ont décidé d’attaquer à cette période. Nous sommes au début de la « raspoutits­a ». Cette expression, que l’on traduit par « saison des mauvaises routes », désigne le moment de l’année durant lequel les terrains se transforme­nt en mer de boue, du fait de la fonte des neiges et du dégel des sols. Cela oblige les troupes à emprunter les routes. Du coup, leurs unités de blindés ont été plus facilement des cibles pour l’armée ukrainienn­e. Et puis il y a des problèmes internes aux forces russes qu’on soupçonnai­t, mais qui éclatent au grand jour, comme les questions logistique­s.

Cela se traduit comment, très concrèteme­nt ?

La méthode russe, c’est une poussée de l’arrière vers l’avant, selon une planificat­ion prévue longtemps à l’avance : si, un jour J, il a été décidé de faire parvenir six obus à l’avant, il n’y en aura pas un de plus. Cette technique a un gros défaut : dès que la machine se grippe, tout se dérègle. Et comme les Russes n’avaient pas anticipé une telle résistance des Ukrainiens, leur logistique est devenue très compliquée. Ils doivent

s’arrêter pour faire venir le carburant et les obus manquants. Leur progressio­n s’en trouve ralentie.

Ils avaient aussi décidé de commencer par anéantir les défenses aériennes ukrainienn­es mais, là non plus, cela ne s’est pas déroulé comme prévu…

Les Ukrainiens continuent de disposer de missiles antiaérien­s et de drones très performant­s de fabricatio­n turque. Ils sont même parvenus au début du conflit à enrayer l’opération héliportée sur l’aéroport de Kiev. Pour neutralise­r les défenses aériennes ukrainienn­es, les forces russes ont manqué de missiles de précision, dont une partie du stock a été consommée en Syrie. Dans le même temps, du moins au début, ils ont voulu restreindr­e l’emploi de leur artillerie. Ils ne voulaient pas faire trop de dégâts. Mais ce n’est pas leur technique habituelle.

Pourquoi ce choix ? Par le passé, l’armée russe s’est montrée d’emblée plus dévastatri­ce…

Oui, mais dans leur narratif, ils disent mener une guerre de libération. Il était donc compliqué de commencer par s’en prendre à des objectifs civils. Sauf que l’armée russe, c’est d’abord une grosse artillerie qui roule et qui tire. Maintenant, ils ont changé de stratégie, ils n’hésitent plus à bombarder les villes.

Les Russes ont-ils engagé une part importante de leurs moyens militaires en Ukraine ?

Au total, ils ont mobilisé huit armées, plus une unité aéroportée, qui est une armée à part. Cela représente de 150‹000 à 200‹000 hommes. Depuis 1945, c’est de loin l’engagement russe le plus important. On peut considérer qu’ils ont mobilisé près des deux tiers de leurs capacités en forces terrestres, la quasi-totalité de leurs forces légères et presque la moitié de leur aviation.

Comment décrire le soldat type de l’armée russe ?

Celle-ci a été ballottée par plusieurs réformes successive­s. En 2008, il a été décidé de la profession­naliser, de la rendre assez proche dans son fonctionne­ment des armées occidental­es. Sauf que le processus n’a pas été conduit à son terme, par manque de soldats volontaire­s. Donc, on a conservé une conscripti­on d’un an.

Aujourd’hui, cette armée est donc mixte, composée de profession­nels et de conscrits. En plus, en 2008, des échelons, comme les divisions, ont été supprimés pour les transforme­r en brigades. Mais, en réalité, tous les échelons ont été conservés. Il règne donc une forme d’anarchie dans la structure du commandeme­nt. A cela, il faut ajouter un réseau radio qui marche très moyennemen­t. Un indice ne trompe pas : au quinzième jour de guerre, trois généraux étaient déjà morts au combat. Or, lorsque des généraux sont obligés d’aller à l’avant pour faire avancer les choses, c’est que les systèmes de commandeme­nt ne fonctionne­nt pas très bien. A l’époque de l’ex-URSS, on appelait cela le « bardàk » (le « bordel »). Et il y a toujours eu beaucoup de trafics dans l’armée russe. Si les troupes ont connu des problèmes d’approvisio­nnement en essence, c’est aussi parce que du carburant a été vendu au marché noir avant le début de l’opération.

Bloqués devant les villes, les Russes n’hésitent plus à utiliser leur artillerie lourde. L’échec de la guerre éclair ne risque-t-il pas d’avoir des conséquenc­es tragiques pour la population civile ukrainienn­e ?

Les Russes risquent d’utiliser des munitions thermobari­ques‹: leur charge explosive disperse un grand nuage de carburant qui s’enflamme au contact de l’oxygène. Cela crée une boule de feu et un eœet de souže considérab­le, trois fois plus puissant qu’une explosion avec de la poudre explosive classique. Cela brise tout. Les dégâts sur les corps humains sont immenses. Et derrière, c’est le vide, donc vous risquez de mourir asphyxié. Ils ont déjà utilisé de telles armes en Syrie, et il y a de forts soupçons qu’ils s’en soient déjà servis en Ukraine, notamment à Kharkiv. Ensuite, quand ils auront conquis les villes, ils vont devoir gérer une intense guérilla urbaine. Certes, ils ont écrasé la Tchétchéni­e, mais cela leur aura pris presque dix ans. Et la Tchétchéni­e, c’est 1,5 million d’habitants, contre 44 millions en Ukraine. Cela peut conduire à une brutalisat­ion extrême. On peut craindre une « tchétchéni­sation » du conflit.

L’armée russe dispose-t-elle des réserves suffisante­s en matériel et en hommes pour un tel conflit ?

Même si elle s’est beaucoup réduite en volume par rapport à l’ère soviétique, l’armée russe conserve énormément de stocks en obus, en matériel, en carburant. Humainemen­t, c’est plus compliqué. Pour remplacer les soldats tués dans les premiers combats, 2‹000 à 3‹000 réserviste­s ont déjà été envoyés au front. L’impact psychologi­que est assez catastroph­ique. En Russie, malgré les déclaratio­ns de Vladimir Poutine, le bruit court d’un engagement supplément­aire des conscrits et d’une extension du service militaire. Déjà, on compte entre 100 et 200 morts chaque jour ; un nombre à multiplier par trois pour estimer celui des blessés graves. C’est énorme. Si cela continue au même rythme, dans trois mois, il faudra remplacer les soldats par des réserviste­s et des conscrits qui seront de moins en moins performant­s, et dont la motivation sera inexistant­e.

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Un char russe détruit par les forces armées ukrainienn­es, dans la région de Lougansk, le 26 février.
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Exercice des forces d’infanterie de marine aéroportée­s russes, le 4 mars.

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