L'Obs

“IL FAUT QUE MAMAN SORTE DE LÀ”

A Kiev, sous les bombes, l’écrivain ukrainien de “la Zone” tient son journal de bord pour “l’Obs”. Il raconte ici comment il a décidé précipitam­ment de faire partir sa mère

- Texte recueilli par DOAN BUI

LUNDI 7 MARS

Ma belle-mère est sur les routes, en train de fuir. Je repense à sa maison bombardée, à Houliaïpol­e [au sud-est du pays, NDLR]. C’était le fief de l’anarchiste Nestor Makhno qui en avait fait un territoire autonome libertaire pendant la révolution ukrainienn­e entre 1917 et 1921. Houliaïpol­e (ça veut dire littéralem­ent « se balader dans les champs ») est une ville qui a toujours incarné la liberté, imperméabl­e à la culture minière du Donbass voisin. Et la voilà pulvérisée, réduite à un tas de ruines, par les fascistes russes. A Kyiv (1), les magasins sont vides. Je trouve une espèce de marché en plein air sauvage. Il y a de tout. De la viande plus ou moins fraîche, des oeufs, de l’huile, des céréales, des pâtes, du café en grains, et même, de façon assez absurde en ces temps de guerre, des petites tomates cocktail. Heureuseme­nt que je n’ai pas assez d’argent, sinon j’achèterais tout. Les gens qui ont survécu aux bombardeme­nts russes disent que cela ne sert à rien de stocker des tonnes de nourriture. Donc, je n’achète que 4 kilos de riz. En vérité, si t’as plus de maison, t’as pas besoin de 4 kilos de riz.

MARDI 8 MARS

Il faut évacuer ma mère. La situation s’aggrave de jour en jour. Je regarde les images atroces d’Irpin, juste à côté de Kyiv, où des civils ont été tués alors qu’ils tentaient de fuir les bombes. J’ai l’impression qu’ils veulent tout raser. Nous eœacer. Il faut que maman sorte de là. Je vais la mettre dans un train. Ou un bus. Je ne sais pas. Bon Dieu. Quel est le meilleur endroit pour traverser la frontière ? Pologne, Hongrie, Roumanie ?

Je ne peux pas imaginer la vie qui l’attend, sans ses repères, sans sa maison, sans rien. Mais cette vie de réfugié, cette vie de chien, c’est peut-être mieux que pas de vie du tout ? Je vais chez elle, c’est très long, je suis à pied. Plusieurs kilomètres en longeant une immense avenue devenue une forêt d’abris antitanks et de voitures brûlées. Les rues sont désertes, la moitié de la population a fui. Je fais son sac pour le voyage. Mes exploratio­ns illégales de la Zone de Chornobyl m’ont appris qu’il fallait voyager le plus léger possible. Je sais que si le sac de maman est trop lourd, ça sera l’enfer. Alors j’enlève des choses. J’essaie de la convaincre de laisser ses trois chats ici, elle me crie dessus. Elle pleure, elle ne veut pas les laisser derrière elle. J’essaie de me concentrer, mais je n’y arrive pas, je n’ai jamais ressenti ça depuis le début de la guerre. Le travail, la volonté de témoigner, ça me faisait tenir. Mais là, je me sens submergé, par la peine, la douleur, j’ai l’impression que je vais me noyer. Ma mère avait une vie, peut-être pas la plus merveilleu­se du monde, mais elle avait un appartemen­t. Même si sa douche avait toujours des problèmes de plomberie, même si elle ne roulait pas sur l’or, elle aimait son existence tranquille, avec ses chats, on se voyait régulièrem­ent, on regardait plein de films ensemble. C’était bien. Maintenant, tout ça a disparu.

MERCREDI 9 MARS

Mentalemen­t, je m’étais imaginé mettre maman dans un train bondé, mais des bénévoles ont organisé des convois en minibus et en grands bus Mercedes : la moitié des sièges sont vides. Les chats restent à Kyiv. Je lui promets que je vais bien m’en occuper. Je m’en veux de lui imposer ça,

mais ils ne tiennent pas dans une boîte, ils vont s’échapper à Lviv, elle ne peut pas s’en sortir avec eux. Le bus va à la frontière polonaise. Je ne connais personne en Pologne. J’ai dit à maman d’aller le plus à l’ouest possible. En France. Pourquoi pas ? Je suis allé en France, il y a quelques années, j’ai beaucoup aimé. Par exemple, Saint-Nazaire, c’est beau ! Maman espère pouvoir être prise dans un programme de réfugiés, trouver un job. Elle restera là-bas un an. Ou plus si la guerre dure plus longtemps. Ce qui l’attend : un très long voyage, avec des queues interminab­les, des chapiteaux remplis de réfugiés, des tentes en plastique, tout ce que notre monde fracturé laisse à ceux dont la vie tombe en miettes. J’essaie de ne pas y penser, pour ne pas me mettre à pleurer, ou à hurler. Je sais bien que ce qui se passe dehors est pire, les bombardeme­nts, les gens qui perdent leurs proches. Moi, vraiment, je n’ai pas à me plaindre. Je sais que je dois me concentrer, pour écrire ce journal, témoigner tant qu’il est encore temps. Il est encore temps ! Je suis rentré de chez ma mère par le métro qui, par miracle, refonction­nait : un toutes les deux heures. C’est fou, maintenant, des gens ont carrément élu domicile là, dans le métro, dans l’un des wagons qui reste constammen­t à quai. Je vois un enfant dans le wagon, il est avec son chat ; il le caresse, l’enlace, puis le remet, très doucement, dans sa petite boîte, comme s’il savait qu’il ne restait plus que cette tendresse, et lui et son chat, dans cette horreur. Un autre enfant est assis sur une montagne de couverture­s, on dirait la muraille d’une forteresse. Kyiv est devenue une forteresse. La moitié de la population est partie, l’autre est restée, attendant le siège.

JEUDI 10 MARS

Le bus de ma mère est resté bloqué dans un embouteill­age à Ternopil. Ils vont devoir passer la nuit sur la route, ça va être l’heure du couvre-feu. Je me sens tellement mal. Il faut que je pense à autre chose. Ah tiens, je peux commencer à expliquer notre rapport à la langue russe. Déjà, il faut rappeler que Nikolaï Gogol et Mikhaïl Boulgakov sont ukrainiens. Ils ont écrit en russe parce que l’ukrainien était interdit depuis 1876, par l’oukase d’Ems, décrété par le tsar Alexandre II. Les Russes ont tout fait pour se les accaparer, et maintenant, pour les Français, ils représente­nt la littératur­e russe… Après tout, ce n’est que la énième fois que les Russes veulent voler notre identité. Ils ont même essayé de faire ça avec le bortsch [soupe à base de betterave et de chou, NDLR] qu’ils voulaient rebaptiser « rus ». C’est leur tactique : l’occupation culturelle.

Je parle russe et ukrainien, ma mère est russophone. [Le président Zelensky est russophone ; il ne parle plus que l’ukrainien depuis qu’il a été élu, NDLR.] Cela fait trois cents ans que la Russie essaie de nous réduire en esclavage, de faire disparaîtr­e l’ukrainien. Alors quand j’entends ce mensonge cynique évoquant « l’oppression » des russophone­s en Ukraine, je m’étrangle. Pendant toutes ces années où je parlais russe, je n’ai jamais entendu une remarque contre moi. Rien. Avant que la Russie nous attaque en 2014, les deux langues cohabitaie­nt harmonieus­ement. En fait, la Russie utilise la langue russe pour vous écraser. Elle russifie, essaie d’e©acer les langues autochtone­s, ensuite elle dit que tous les gens qui parlent russe font partie de son empire, qu’il faut les « protéger ». Prétexte pour qu’un dictateur dingue se mette en tête de massacrer son voisin.

J’ai toujours écrit en ukrainien. L’ukrainien, c’est mon océan originel, une rivière tiède, dans la chaleur d’un jour d’été. C’est une musique qui évoque le calme, la sérénité, le désir de vivre simplement, c’est un flot qui parfois m’emporte, et j’échoue sur les marches en pierre moussues d’un temple abandonné, et la vague lèche la pierre… Le russe, c’est une constellat­ion lumineuse d’émotions, plus extrêmes, mais avec des angles, toujours coupants.

VENDREDI 11 MARS

Maman est arrivée en Pologne.

(1) Dans le journal de l’écrivain Markiyan Kamysh, nous utilisons à sa demande l’orthograph­e ukrainienn­e de Kiev, Kyiv.

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« Une immense avenue est devenue une forêt d’abris antitanks et de voitures brûlées. »
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« C’est fou, maintenant des gens ont carrément élu domicile là, dans le métro. »
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« Dans le métro, une enfant est assise sur une montagne de couverture­s… »

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