L'Obs

Chroniques de la haine ordinaire

MICROFICTI­ONS 2022, PAR RÉGIS JAUFFRET, GALLIMARD, 1 024 P., 26 EUROS.

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

Ici, des mères envoient leurs enfants voler dans les magasins, un cinéaste de 95 ans rêve d’« enfoncer son piolet dans le mont de Vénus » de son interviewe­use, et une ouvrière fauchée s’emporte contre la liberté promise par notre glorieuse devise républicai­ne : « Que voulez-vous que nous en fassions ? Nous n’avons pas les moyens de nous en servir. (…) Votre liberté d’expression c’est à peine si on s’en sert dans la cuisine pour insulter le président de la République quand il passe à la télévision. » Bienvenue dans le monde enchanté de Régis Jau ret (photo), où pullulent infanticid­es, violences conjugales et suicides en série.

Cet écrivain-là est un récidivist­e. La barbarie est son métier. On lui devait déjà deux pavés de « Microficti­ons » (en 2007 et en 2018) qui se lisaient comme d’extraordin­aires chroniques de la haine ordinaire. Voilà un troisième volume tout aussi virtuose, grinçant, et bouleversa­nt. Jau ret sait décidément comme personne gratter les plaies d’une société déglinguée : il la montre cette fois en pleine pandémie, contaminée par un « virus tue-vieux » qui achève de faire dérailler tout le monde et dont il autopsie les ravages collatérau­x.

Et si c’était lui, le Simenon du e siècle ? On dirait bien qu’il a, comme Maigret, « reniflé l’odeur des passions humaines, des vices, des crimes, des manies, de toute la fermentati­on des masses humaines ». Sauf que le commissair­e Jauffret pousse l’économie de moyens jusqu’à s’épargner le récit d’une enquête, pour compresser ses histoires en deux pages et s’introduire directemen­t dans une foule de cerveaux malades. Quelques mots lui su sent. A-t-on assez admiré son génie de la première phrase ? « Je suis méchant, moche et n’aime pas les pauvres gens. » « Les histoires d’amour se terminent comme on tombe en panne. » « Avec lui l’accoupleme­nt durait une éternité… ». « Je suis née depuis trop longtemps. J’ai du mal à m’aimer. » Chez Jau ret, « je » est les autres, des centaines d’autres : riches, pauvres, femmes, hommes, enfants, de tous âges, de tous genres, qui nous confient leurs perversion­s et leurs douleurs. Pour démontrer quoi ? Que la vie est mal faite. C’est tout, c’est énorme. Comme dirait Simenon : « Je ne veux rien prouver du tout, ni rien juger. Je me contente de raconter mes petites anecdotes sans même essayer d’en tirer une morale. » L’art de Jau ret est de cette eau-là. C’est même celui d’un poète insomniaqu­e capable de lâcher, soudain : « La nuit j’écoute les années. »

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FRANCESCA MANTOVANI © EDITIONS GALLIMARD

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