Voracité patronale
Peut-on être patron d’une entreprise du CAC 40 et complètement déconnecté de la réalité politique? A l’évidence, oui. On en a eu la preuve mi-avril. Carlos Tavares, le directeur général de Stellantis, le groupe né de la fusion de Peugeot-Citroën et Fiat-Chrysler, ne pouvait pas ignorer que soumettre au vote de ses actionnaires sa rémunération record, entre les deux tours de l’élection présidentielle, serait un choc. Et qu’il deviendrait ainsi l’un des sujets de la campagne.
Car le montant défie la raison : 66 millions d’euros au titre de 2021. Pour être précis, Tavares ne va effectivement toucher « que » 19 millions d’euros. Mais il devrait encaisser le reste dans les cinq ans, à condition de remplir certains critères de performance, selon le cabinet Proxinvest, qui conseille les actionnaires pour leurs votes dans les assemblées générales. « Des critères de performance qui peuvent paraître assez légers, puisqu’une partie de la somme ne dépend que de sa présence dans l’entreprise jusqu’en 2026 – elle vise à le fidéliser –, et qu’une autre repose sur des objectifs non communiqués aux actionnaires », complète-t-on chez Proxinvest.
Lors de l’assemblée générale de Stellantis, les actionnaires se sont prononcés à 52 % contre ce salaire. Malheureusement, ce vote n’est que consultatif. La société a assuré qu’elle en tiendrait compte… l’année prochaine. La réalité, c’est que les familles Agnelli et Peugeot, principales actionnaires de Stellantis, veulent récompenser ce manager qui leur obtient des résultats record en optimisant les coûts. Tavares fait leur fortune, elles font la sienne.
Il faut faire quelques comparaisons pour ramener cette rémunération irréelle de 66 millions « à hauteur d’homme », comme on dit à la CFDT. Combien touchent en moyenne les salariés de Stellantis ? 58 475 euros par an. Leur patron a déjà encaissé 298 fois plus et à terme touchera 1100 fois plus. Un multiple encore plus élevé que dans les entreprises américaines. Pas très propice à la paix sociale…
Quant aux autres patrons du secteur automobile, ils gagnent « beaucoup moins, assure Loïc Dessaint, le responsable de la gouvernance de Proxinvest. Les Allemands sont autour de 7 millions d’euros, les Japonais très en dessous, les Américains autour de 20 millions ».
Puisque « l’Obs » jette un coup d’oeil dans le rétroviseur pour son numéro 3000, comparons dans le temps. Dans les années 1960, le patron emblématique du secteur était Pierre Dreyfus, qui a dirigé Renault de 1955 à 1975 : on lui doit la 4L, la R16 – première voiture à hayon –, la R5, la quatrième semaine de congés payés… Son salaire mensuel, fixé par le ministre du Budget, était équivalent à… 10000 euros d’aujourd’hui. Quelques années plus tard, en 1989, « le Canard enchaîné » révélait le salaire du patron de Peugeot, Jacques Calvet : 2,2 millions de francs par an, soit 554 577 euros d’aujourd’hui. Un scandale à l’époque. Même Carlos Ghosn, avec en moyenne « seulement » 12,7 millions d’euros de rémunération pour Renault et Nissan entre 2009 et 2018 (du moins sans compter sa rémunération cachée, à l’origine de sa chute), fait figure de petit joueur face à Tavares.
Qu’est-ce qui a permis cette envolée surréaliste ? C’est archidocumenté par l’économiste Thomas Piketty. Dans les années d’après-guerre, les taux d’imposition sur les gros revenus, qui pouvaient monter à 70 % voire 80 %, avaient étouffé l’obsession de l’argent. Une fiscalité par la suite détricotée à partir des années Reagan et Thatcher. « La concentration croissante du système productif étatsunien entre les mains des plus grandes compagnies depuis les années 1980-1990 a également contribué à accroître le pouvoir de négociation des dirigeants, ainsi que leur capacité à comprimer les bas et moyens salaires », explique Piketty dans son ouvrage « Capital et idéologie » (Seuil, 2019).
En 2022, Stellantis, société de droit néerlandais, se comporte de fait comme une entreprise américaine. Et les textes français, comme les lois Sapin 2 de 2016 ou Pacte de 2019, qui devaient ramener les patrons à la raison n’y peuvent rien. Emmanuel Macron, qui juge ce salaire « astronomique, choquant et excessif », veut agir au niveau européen, comme pour l’impôt minimum, en instaurant un plafond. Combien faudra-t-il de scandales pour qu’une approche plus responsable du capitalisme finisse par s’imposer ?
Face à Tavares, Carlos Ghosn, avec 12,7 millions d’euros de rémunération, fait figure de petit joueur.