L'Obs

La dernière version d’Abdeslam

L’auteur du “Royaume” suit, pour “l’Obs”, le procès historique qui se tient au palais de justice de Paris. Cette semaine, le seul survivant du commando terroriste parle. Beaucoup

- Par EMMANUEL CARRÈRE

1 LA CONFESSION

L’idée, c’est de reculer le plus possible le moment où il a compris qu’il s’agissait d’attentats. Les djihadiste­s qu’il est allé chercher en Hongrie ou en Allemagne, c’était du rapatrieme­nt humanitair­e. Lui, ce qu’il voulait, c’est partir en Syrie. Brahim, son frère, lui disait qu’il serait plus utile ici, que la France n’arrêtait pas de combattre les musulmans, de les humilier, de les rabaisser, et que celui qui acceptait d’être chahid, « martyr », c’était le ticket direct au paradis pour lui. Mais c’est seulement le 11 novembre qu’il lui a fait rencontrer, dans sa planque de Charleroi, Abdelhamid Abaaoud qui lui a dit quelque chose de beaucoup plus précis : il avait été choisi pour, dans deux jours, porter une ceinture explosive et se faire sauter dans un attentat. A-t-il été recruté à la place d’Abrini, comme l’assure celui-ci ? Ni l’un ni l’autre ne nous éclairera là-dessus. « Il ne faut pas croire tout ce que dit Abrini, dit Abdeslam, mais quelquefoi­s, il dit la vérité. » On a surtout l’impression, ces derniers temps, que chacun des deux essaie de voler la vedette à l’autre. En tout cas, c’est un choc pour lui. Mais il se laisse convaincre. C’est seulement dans la nuit du 11 au 12 qu’il comprend qu’il ne pourra pas le faire, qu’il n’a pas le feu sacré, qu’il ne va pas tuer des gens – ce que s’est dit aussi, ou prétend s’être dit, Abrini. Mais il est déjà sur le toboggan. Le convoi de la mort roule vers Paris. C’est lui qui conduit la Clio. Brahim, à l’arrière, écrit des SMS. Abrini se tait. Dans le pavillon de Bobigny, on lui donne sa ceinture explosive mais on ne parle pas de ce qu’on va faire le lendemain. On mange en silence, on sait que dans 24 heures on sera tous morts – sauf Abrini, qui se taille sans prévenir personne, et sans qu’on sache comment les autres l’ont pris. Dans la matinée du 13, Abdeslam part en repérage avec son frère. Il assure qu’il ne savait rien des autres cibles. Lui, ce qu’il devait faire, c’est d’abord déposer trois bombes humaines au Stade de France, puis se faire lui-même exploser dans un café du 18e, un café d’angle dit-il mais il ne s’en rappelle pas plus. Tous les autres agissent trois par trois, pourquoi envoyer seul le combattant le moins expériment­é, on ne le saura pas plus que le nom du café. Quand on rentre à Bobigny, il est déjà temps de repartir, on est même en retard. Abdeslam monte dans la Clio avec les deux Irakiens qui ne parlent pas un mot de français et Bilal Hadfi, qui sue à grosses gouttes parce qu’il n’est plus certain d’avoir envie de mourir à 20 ans. Malheureus­ement, il s’est débrouillé pour mal évaluer le temps du trajet lors du repérage, en sorte qu’ils arrivent après le début du match et sans billets – au lieu du grand massacre prévu il n’y aura qu’un seul mort en plus des trois kamikazes dans leurs tee-shirts du Bayern de Munich. Peu importe, il les dépose tous les trois, puis roule jusqu’au café repéré le matin. Il prend un verre au bar. Regarde ces jeunes gens, très jeunes, qui s’amusent et dansent, qui sont comme lui. Il ne peut pas. Il n’est pas fait pour ça. Il remonte dans la Clio, qui

tombe en panne. Il l’abandonne. Achète un téléphone. Appelle son copain Mohammed Amri. Lui explique qu’il a eu un « sale crash » – panne, accident de voiture, bagarre : ce n’est clair pour personne. Amri dit que non, il travaille. Abdeslam insiste, il est dans la merde. « Bon, dit Amri, on va voir », il va appeler Attou. Avec le peu d’argent qu’il a, Abdeslam prend un taxi, traverse Paris jusqu’à la banlieue sud. Les nouvelles, à la radio : « Ça augmente ma détresse », il n’imaginait pas l’ampleur des attentats. Le chauffeur, maghrébin, répète en boucle « tout ça, ça va retomber sur nous, les musulmans ». A Montrouge, il jette dans une poubelle la ceinture qu’il a de son mieux, et peut-être au péril de sa vie, désactivée. Puis à Châtillon il se réfugie dans un immeuble, tombe sur d’autres jeunes gens qui squattent et fument dans une cage d’escalier. Ils parlent des attentats, regardent sur un téléphone des images des terrasses, du Bataclan. A un moment il s’endort, la tête dans sa parka. Amri et Attou arrivent à 4 heures du matin. Ils le décriront comme hagard, dans un état second, lui les décrira comme dans un état second aussi, parce qu’ils ont enfin compris ce qui se passe en réalité, et ce que c’est, le « sale crash ». On les imagine, roulant sur l’autoroute vers Bruxelles, dans la Golf d’Amri, tous trois dans cet état second, un rêve éveillé, un cauchemar fiévreux, sauf qu’ils ont franchi sans encombre trois barrages de police et qu’au troisième une journalist­e de la radio belge les a interviewé­s sur l’effet que ça leur faisait, tous ces barrages, tous ces contrôles, et qu’on a passé à l’audience ces quelques secondes de micro-trottoir, et qu’ils n’ont pas l’air du tout dans un état second, plutôt légèrement rigolards, trois petits mecs défoncés et tchatcheur­s : « On a trouvé que c’était un peu abusé. – Ah ouais, c’est vrai, c’est abusé… – Mais on a compris le pourquoi, vu ce qui se passe, c’est normal… » Circulez. Les voici à Molenbeek. Ali Oulkadi prend le relais d’Amri et Attou : je raconterai ce tronçon de l’histoire la semaine prochaine. Abdeslam rejoint dans leur planque les autres membres du groupe, les frères El Bakraoui, Laachraoui, plus l’éternel accompagna­teur Abrini qui lui ouvre la porte. Un moment difficile : il doit expliquer aux frères que sa ceinture n’a pas marché. Incrédulit­é, colère, ça dégénère, il se fait engueuler mais s’en tient à cette version dont il répète maintenant que c’était un mensonge – la version nouvelle étant qu’il n’a renoncé ni pour cause de défaillanc­e technique ni par lâcheté mais « par humanité ». A partir de là, il passe de planque en planque jusqu’au 18 mars où il est capturé, quatre jours avant les attentats du métro et de l’aéroport de Bruxelles auxquels on ne sait pas s’il devait participer mais cela relève du procès belge à venir et ne nous regarde pas.

2 LA CONSOLATIO­N

C’était son dernier interrogat­oire. Après nous avoir baladés tous ces derniers jours comme une starlette capricieus­e (« des fois je parle, des fois je parle pas », ça dépend si on est gentil avec moi et si les questions me conviennen­t), il a annoncé qu’il livrerait enfin sa vérité, la version dernière et définitive, la version pour l’histoire comme on parle à propos du V13 de procès pour l’histoire. Elle s’est étalée sur trois jours, elle a plus ou moins convaincu. Le troisième jour, il y a eu une espèce de péroraison, en dialogue avec son avocate, Olivia Ronen – excellente, décidément, sauf que, décidément aussi, je n’aime pas qu’à l’audience elle l’appelle Salah. Dans cette dernière ligne droite, en tout cas, il est parvenu à émouvoir. Fendre l’armure, comme on dit. Il a parlé de sa mère, ravalé un sanglot convaincan­t. Il a demandé pardon, aux trois pauvres diables, Amri, Attou, Oulkadi, qu’il a mis dans la merde, et aux victimes – au nombre desquelles il est clair qu’il se compte. Il a dit aussi quelque chose d’étrange, à la fois sincère, je pense, et obscène. « Je ne sais pas si les victimes ont de la rancoeur à mon égard mais je leur dis : ne laissez pas la rancoeur vous étouffer. Il y a beaucoup de noir dans cette histoire, mais il y a aussi de la lumière qui jaillit… C’est peut-être maladroit de dire ça devant les victimes, mais c’est ce que j’ai ressenti en écoutant certaines d’entre elles. Elles sont sorties plus fortes de cette épreuve, elles sont devenues meilleures, avec des qualités qu’on ne peut pas trouver au supermarch­é… » Je ne vais pas le contredire, j’ai pensé ça aussi. Mais je ne suis pas sûr que ce soit une consolatio­n pour les victimes qu’il les félicite de leur force d’âme. En feuilletan­t, ce week-end de Pâques, mes carnets du début du procès, je suis tombé sur cette autre fin de témoignage : « A la sortie de l’hôpital, j’ai cru que j’allais profiter de la vie à 200 %. Et en fait je suis la moitié de ce que j’étais avant, maximum. La phrase qu’on vous dit toujours “ce qui ne te tue pas te rend plus fort”, il y a des gens pour qui elle doit être vraie, pour moi non. Je continue à me battre mais, en fait, j’ai pris perpète. »

Cette chronique, écrite pour « l’Obs », est reprise dans « la Repubblica », « El País » et « le Temps ».

Abdeslam répète maintenant qu’il n’a renoncé à faire exploser sa ceinture ni pour cause de défaillanc­e technique ni par lâcheté mais “par humanité”.

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