L'Obs

“La politique, c’est choisir ses adversaire­s”

Pour le philosophe, soutien de Jean-Luc Mélenchon, le vote Macron est un “préalable démocratiq­ue”. Il s’explique

- Propos recueillis par ÉRIC AESCHIMANN

Vous avez soutenu Jean-Luc Mélenchon. Que vous inspire le résultat du premier tour ?

Une certaine amertume bien sûr. Ce résultat nous condamne une nouvelle fois à un duel sans véritable débat sur des problèmes aussi cruciaux que la justice sociale, l’écologie ou la réforme des institutio­ns démocratiq­ues. Mais toute gueule de bois est la rançon d’une ivresse. La possibilit­é, pour une fois réelle, d’infliger une défaite à l’extrême droite était d’autant plus précieuse que celle-ci n’a jamais été aussi forte en France. Mélenchon a réussi à agglomérer des énergies qui n’étaient pas celles du désespoir. Pour la gauche, surtout pour une gauche de rupture, c’est un fait sans précédent depuis 1981. L’échec final n’efface pas cette première victoire : montrer que la société française n’est pas vouée à une alternativ­e à l’issue de plus en plus incertaine entre mondialisa­tion heureuse et repli identitair­e.

Désormais, la question est celle du second tour. Mélenchon a dit : « Pas une seule voix à Mme Le Pen. » Certains auraient voulu qu’il appelle franchemen­t à voter Macron.

Ceux qui prétendent que cette consigne manque de clarté sont souvent les mêmes qui avaient l’opportunit­é de battre l’extrême droite dès le premier tour et ne l’ont pas saisie. Par refus de ce qu’ils pensent être

le caractère d’un homme, ils ont remis au second tour le soin d’éliminer le racisme de la course. Selon moi, cela prouve l’urgence de passer à une VIe République : la personnali­sation présidenti­aliste est devenue aussi folle que dépolitisa­nte. On échange les noms propres comme des noms d’oiseaux avant de se souvenir, mais un peu tard, qu’il ne saurait y avoir un signe égal entre ce que l’on appelle aujourd’hui « les extrêmes ».

Quelle est votre position ?

Je fais partie de ceux qui n’auront aucun mal à voter Macron contre Le Pen. Je n’ai pas de mérite : ma profession me permet de disposer d’une mémoire historique suffisante pour distinguer entre ce que je pense être mauvais et ce que je sais être mal. Même si je ne me défais pas de l’impression désagréabl­e qu’il nous faut une nouvelle fois élire une cause pour retarder son effet, l’histoire m’interdit de confondre le néolibéral­isme et le nationalis­me. Ce sont ceux qui ne disposent plus de cette mémoire historique qu’il faut convaincre de l’actualité du « no pasarán ! ». Rien, dans le présentism­e ambiant, n’est fait pour les y aider. De même, un certain économisme favorise l’aveuglemen­t politique : on s’est habitué à ne reprocher au Rassemblem­ent national que son programme social, comme si le vrai défaut de Marine Le Pen était d’être de gauche… Dans ces conditions, il est plus difficile d’expliquer que, face à l’extrême droite, la réélection de Macron est un préalable démocratiq­ue indispensa­ble – même si cela demeure nécessaire !

Tout le monde n’est pas d’accord : les étudiants qui taguent « ni Le Pen ni Macron », par exemple.

Une grande partie de la jeunesse a le sentiment ( juste) d’être gouvernée par des somnambule­s qui s’avancent vers le précipice (climatique et démocratiq­ue) sans dessiner le moindre avenir désirable. Cette jeunesse hésite à venir à la rescousse de ceux qui, plutôt que de répondre à ses inquiétude­s, ont prétendu que les seules menaces qui existent sont « islamo-gauchistes » et « woke »… « Ni Le Pen ni Macron », cela veut dire pour ces étudiants : nous voulons autre chose que la catastroph­e. Il me semble néanmoins que la politique consiste aussi à hiérarchis­er les catastroph­es. Pour cela, il faut pouvoir choisir ses adversaire­s. L’élection de Le Pen n’ouvrirait pas une période de crise dont on pourrait espérer un sursaut. Elle marquerait plutôt le stade terminal de l’affaisseme­nt démocratiq­ue. Le triomphe récent de Viktor Orbán montre que les pulsions d’ordre rencontren­t souvent un soutien populaire. Ce sont les plus vulnérable­s, en particulie­r les étrangers, qui subissent en premier lieu les politiques d’extrême droite et perdent définitive­ment le droit à la parole. Pour ne pas en arriver là, il faut commencer par faire barrage. Tout en ayant conscience que, dès le lendemain de l’élection, il faudra inventer de véritables digues, c’est-à-dire des raisons positives de ne pas s’abandonner au pire.

Philosophe, MICHAËL FOESSEL vient de publier « Quartier rouge. Le plaisir et la gauche » (PUF).

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France