L'Obs

L’expert en “robomobili­té”

- Par SANDRINE DARRÉ

Ingénieur informatic­ien, Gilbert Gagnaire a fait de sa société EasyMile, fondée en 2014, le leader mondial des solutions autonomes de transport de personnes et de marchandis­es. Portrait d’un entreprene­ur qui trace la route vers le futur… en navette sans chauffeur

Rien ne prédestina­it Gilbert Gagnaire à devenir fabricant de véhicules autonomes. Rien si ce n’est l’aptitude à flairer les business d’avenir dont il avait déjà fait preuve auparavant. Car, à 61 ans, Gilbert Gagnaire n’en est pas à sa première expérience d’entreprene­ur. Et c’est justement ce qui lui a donné les moyens de lancer la start-up EasyMile dans le domaine de la robomobili­té, la mobilité intelligen­te avec des véhicules automatisé­s.

Flash-back : en 1996, l’ingénieur diplômé de l’Ecole des Mines de Saint-Etienne (promo 1984) lance avec un associé la société Fermat, qui commercial­ise des logiciels de gestion des risques et de la performanc­e adoptés par des banques du monde entier. Ce succès vaut à Fermat d’être rachetée par Moody’s en 2008, pour une somme avoisinant les 150 millions d’euros. Une aubaine imprévue pour le quadragéna­ire, alors installé à Singapour depuis trois ans : « Je suis devenu retraité du jour au lendemain, sans l’avoir anticipé ! Et j’ai décidé de m’o rir le luxe de voyager, de faire de l’escalade, du ski et de la randonnée aux quatre coins du monde. »

Impossible de savoir combien Gilbert Gagnaire empoche personnell­ement à l’époque, mais le pécule lui permet de s’accorder une parenthèse enchantée de presque cinq ans pour bourlingue­r du Kamtchatka aux îles Canaries, en passant par les ords norvégiens ou le Kirghizist­an.

Quand, en 2012-2013, l’envie de « revenir aux a aires » se fait sentir, sa cagnotte issue de la vente de Fermat n’est pas épuisée. Fin 2013, l’un de ses amis en France lui suggère d’investir dans une société francilien­ne moribonde, Induct, qui a développé un modèle de véhicule sans conducteur. Les voitures autonomes n’intéressen­t alors qu’une poignée d’experts, dont Gilbert Gagnaire ne fait pas partie : « Je n’étais pas fasciné par le concept, et je ne connaissai­s rien au sujet », concède-t-il. Il étudie l’o re Induct puis finit par la décliner, craignant de ne pas pouvoir redres

ser la boîte selon ses exigences. Mais le virus de l’entreprene­uriat le reprend, et le marché lui semble porteur. Le pro de la conception de logiciels se sait capable de mettre au point la technologi­e nécessaire pour automatise­r des véhicules. Reste à trouver un associé pour produire lesdits véhicules. Ce sera Philippe Ligier, l’un des dirigeants du constructe­ur automobile français Ligier, avec qui « le courant est bien passé ». Gilbert Gagnaire pioche dans ses fonds personnels – le reliquat de la vente de Fermat – pour créer l’entreprise EasyMile. La société voit le jour à Toulouse en juin 2014, et lance son premier modèle de navette autonome moins d’un an plus tard, dans une euphorie naissante autour des véhicules sans conducteur, censés révolution­ner la mobilité en quelques années.

Baptisée EZ10, cette navette, sorte de minibus électrique, bardée de radars, capteurs et caméras ultrasophi­stiqués permettant l’analyse continue de l’environnem­ent à 360 degrés, peut transporte­r jusqu’à 15 passagers sans interventi­on humaine. Dès fin 2018, l’EZ10 devient la première navette développée au niveau 4 des standards de la conduite autonome (fonctionne­ment sans conducteur et sans opérateur à bord, sur un parcours connu). Fin 2021, elle reçoit la toute première autorisati­on européenne de circuler sur une route publique sans opérateur à bord, sur un trajet de 600 mètres entre le parking et l’hôpital de l’Oncopôle de Toulouse. Des performanc­es qui rassurent les investisse­urs et ont valu à EasyMile de réaliser d’abord des levées de fonds de 34 millions d’euros en 2017-2018 auprès de Continenta­l, Alstom et BPI France, puis de 55 millions d’euros en 2021 auprès de plusieurs fonds d’investisse­ment.

Pourtant, il reste des freins au développem­ent à grande échelle des véhicules autonomes de transport collectif de passagers, principale­ment sur les questions de coût, de législatio­n et de sécurité. A ce sujet, Gilbert Gagnaire admet avoir fait preuve de naïveté, comme la plupart des acteurs du secteur : « En 2014, on pensait que, quatre ans plus tard, il y aurait des navettes autonomes partout ! Je suis redescendu sur terre depuis, et je sais qu’il n’y aura pas de déploiemen­t à grande échelle avant trois ans, le temps qu’on atteigne les objectifs de sécurité hyper exigeants qui nous sont fixés pour le transport de passagers. » En attendant, le président d’EasyMile peut, lui, se targuer de n’avoir jamais eu à déplorer une seule défaillanc­e majeure sur les quelque 200 EZ10 vendues à ce jour – ce qui en fait la navette la plus déployée dans le monde –, en un million de kilomètres parcourus. Pas de quoi verser dans le triomphali­sme pour autant car, dit-il, « s’il y a des accidents, ça veut dire que la technologi­e ne marche pas. Hélas, s’il n’y en a pas, ça ne veut pas dire que la technologi­e est infaillibl­e… »

Aujourd’hui, les navettes autonomes restent la vitrine de la société, mais côté business, « difficile de parvenir à la rentabilit­é en vendant chaque année entre 20 et 30 véhicules à 300 000 euros pièce à des collectivi­tés locales ou des université­s, pour une entreprise comptant 260 employés, et potentiell­ement près de 300 d’ici à fin 2022 ». Il a donc fallu se diversifie­r. Pour cela, depuis 2017, EasyMile s’est tournée vers le transport de marchandis­es et a développé le TractEasy, en partenaria­t avec l’entreprise française TLD, leader mondial des véhicules de servitude aéroportua­ire. Ce tracteur électrique sans chauffeur, fonctionna­nt en extérieur comme en intérieur, quelle que soit la météo, est par exemple utilisé pour la gestion des chaînes d’approvisio­nnement en pièces détachées dans l’usine de Sochaux du constructe­ur automobile PSA (depuis 2018, et depuis 2020 en mode 100 % autonome), ou pour l’achemineme­nt des bagages sur l’aéroport internatio­nal Narita, à Tokyo.

Un marché en plein essor, sur lequel Gilbert Gagnaire entend conforter la position de leader d’EasyMile (avec un chiffre d’affaires annuel d’environ 15 millions d’euros)… en attendant la véritable révolution de la robomobili­té pour tous, qu’il annonce pour 2025 ou 2026.

PAS UNE SEULE DÉFAILLANC­E MAJEURE SUR LES QUELQUE 200 NAVETTES EZ10 VENDUES À CE JOUR.

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