L'Obs

LES ROULEURS DE LA DIFFÉRENCE

1984. Un an après la marche pour l’égalité et contre le racisme, des “beurs” s’apprêtent de nouveau à entrer dans Paris. A Mobylette cette fois

- Par FRANÇOIS CAVIGLIOLI

Ce sont les filles qui ont parlé les premières parce que ce sont elles qui souffrent le plus, parce qu’elles sont prises entre l’hostilité latente de la population française et les structures familiales de leur communauté qui les oppressent. « Qu’est-ce que je vais devenir si mes frères sont aussi cons que mes parents? » demande une gamine de 18 ans qui veut « sortir en boîte », comme on dit curieuseme­nt à son âge. Une petite phrase qui n’a l’air de rien, mais qu’on aurait tort de prendre pour le simple mouvement de révolte d’une adolescent­e. Elle claque comme un manifeste, un scandale. Elle annonce une promesse. Parce qu’elle a été prononcée après mûre réflexion par une jeune Algérienne qui appartient à cette deuxième génération d’immigrés qu’on découvre comme s’il s’agissait d’une excroissan­ce imprévue. Et devant les garçons de son quartier, ses « frères » de la cité du Stade à Chalon-sur-Saône. C’était au centre social où les « rouleurs » des Mobylette de l’antiracism­e étaient venus se présenter à l’étape avec cette lassitude et cette obstinatio­n des gens qu’on oblige souvent à montrer leurs papiers. Les gentils organisate­urs du comité d’accueil, des militants PS, CFDT, attendaien­t un débat traditionn­el, une cérémonie rituelle où ils auraient officié, où ils auraient parlé au nom de leurs protégés. Mais le débat a dérapé, a explosé, c’està-dire qu’il a abordé le drame intérieur des cités d’immigrés cernées par le racisme. Un bouillonne­ment. Les parents contre les enfants, les frères contre les soeurs. Les quelque cinquante jeunes qui s’étaient rassemblés ne voulaient pas entendre de discours mais parler de leur vie, de leur avenir, régler leurs problèmes internes, ou du moins les débloquer. Dans cette salle nue et froide, on a assisté à la naissance d’une communauté qui ne veut pas seulement survivre sous la protection des organisati­ons antiracist­es mais vivre. Les garçons ont répondu que les filles sont plus faibles et qu’elles peuvent se laisser entraîner à ce qu’ils appellent l’irréparabl­e. « Et alors, a dit une fille, si je vais dans une boîte, j’en ressortira­i peut-être avec trois oreilles? » Les garçons ont levé les yeux au ciel, et l’un d’eux s’est indigné : « On n’a pas le droit de dire que nos parents sont des arriérés. » Et il a ajouté : « Ce n’est pas vous, les filles, que les racistes détestent; c’est nous, les garçons. » […] Les gentils organisate­urs souriaient d’un air indulgent comme s’il s’agissait d’enfantilla­ges alors qu’on parlait enfin de l’essentiel, de ce conflit entre le désir d’intégratio­n souvent manifesté par les filles, en particulie­r à l’école où elles travaillen­t mieux que les garçons, et le souci de maintenir les valeurs culturelle­s et morales de la communauté. Les militants antiracist­es « français » étaient un peu éberlués. Ils avaient globalisé la communauté née de l’immigratio­n, ils en avaient fait un groupe indistinct qu’ils avaient pour mission de défendre contre le

racisme. Ils découvrent soudain que cette communauté est composée de filles et de garçons, de jeunes et de vieux, de conservate­urs et de progressis­tes. Ils découvrent surtout que leurs protégés ont grandi, et il n’est jamais agréable de voir grandir ses protégés. Toutes ces différence­s, ces divergence­s d’intérêt avaient été gommées dans la Marche des Beurs de l’hiver 1983, oubliées dans l’enthousias­me et la solidarité. Le rallye des « mobs » de Convergenc­e 1984 est moins spectacula­ire mais ses résultats sont plus concrets. Ce n’est pas un pèlerinage, c’est une action sur le terrain. Les rouleurs sont différents des marcheurs. Ce sont des protégés indociles. Ils ne sont pas reconnaiss­ants de tout ce qu’on a fait pour eux, “Vous voulez des chiens savants pour faire la charité.”

— UN ROULEUR À UN SYNDICALIS­TE CFDT ils ne sont pas polis. Ils ne disent pas ce qu’on attend d’eux. Ils disent autre chose et cet « autre chose » dérange. C’est justement à Chalon qu’un militant CFDT s’est entendu dire par un rouleur: « Ah! c’est ça! Vous voulez vos petits marcheurs pour faire la conversati­on. Vous voulez des chiens savants pour faire la charité. » […] Mais ce que les immigrés reprochent le plus aux associatio­ns antiracist­es traditionn­elles, c’est de ne pas les comprendre. A Mâcon, un jeune Algérien raconte qu’il était tranquille­ment assis dans un square avec des copains et que les flics leur sont tombés dessus pour contrôler leur identité alors qu’ils n’avaient rien fait. Un militant CFDT lui a répondu, en lui parlant doucement comme à un enfant, que les Italiens, dans le temps, avaient eu aussi beaucoup de problèmes. Cet homme de bonne volonté est à des années-lumière de ceux qu’il est venu soutenir. Il ne comprend pas qu’un Italien de la première génération, même détesté, ne provoquait pas le même rejet, ne soulevait pas la même haine qu’un Algérien de la deuxième génération aujourd’hui. Il ne comprend pas que c’est une question de gueule; et que la gueule, c’est comme la couleur. […] La Marche des Beurs s’était terminée dans l’euphorie et l’espoir. La randonnée des « mobs » se termine dans la lucidité. « Nous savons maintenant que rien ne changera si nous ne changeons pas, si nous ne nous prenons pas en charge, si nous ne nous remuons pas les fesses », dit un rouleur. En 1986, les Franco-Maghrébins seront près d’un million à voter et beaucoup songent à former un lobby électoral à l’image du lobby black américain. Certains pensent même à revendique­r un pouvoir immigré à l’imitation du Black Power. Un désespoir et une solitude qui peuvent conduire à la violence. Ces « mobs » qui affrontaie­nt le froid de l’hiver, c’était peut-être notre dernière chance d’échapper à un été chaud. ■ « Le Nouvel Observateu­r » n° 1047 du 30 novembre 1984.

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Le lendemain de la parution de l’article, venus de tout le pays, les jeunes militants de Convergenc­e 84 arrivent à Paris.

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