Claudine Attias-Donfut “Une coupure radicale et inédite”
La sociologue analyse les relations entre les générations depuis les années 1960. Elle redoute une difficulté de transmission, notamment en raison de l’essor des réseaux sociaux
A quoi ressemblent les rapports entre générations au milieu des années 1960, lorsque « le Nouvel Observateur » voit le jour ?
C’est une période faste, de prospérité, sans chômage. C’est aussi l’immense soulagement de la fin de la guerre d’Algérie. C’est surtout le temps de l’explosion d’une jeunesse issue du boom des naissances d’aprèsguerre, une « nouvelle vague » comme l’avait nommée Françoise Giroud. Le rayonnement exceptionnel de cette époque, de la jeunesse et de ses leaders emblématiques a dépassé les frontières de la France et marqué les décennies qui ont suivi. Mais cette jeunesse doit se battre pour secouer le joug de contraintes légales, sociales et familiales. Les femmes doivent lutter pour leurs droits: à la contraception, à l’avortement, aux études, au travail… La vertu des jeunes filles est contrôlée par les règlements interdisant aux étudiants l’accès des cités réservées aux étudiantes. Et c’est d’ailleurs, entre autres, la contestation de cette règle qui a été le déclencheur de manifestations de masse des étudiants qui ont précédé les grands mouvements de révolte de Mai-68.
Quelle place occupent alors les seniors ?
On ne les prend pas en compte. La retraite est à 65 ans, soit l’âge de l’espérance moyenne de vie. Et pour ceux qui peuvent en profiter, elle reste maigre. La crise du logement contraint à une cohabitation intergéné
Les baby-boomers, dans les années 1960, ont inventé le conflit des générations, qui, aujourd’hui, leur revient comme un boomerang estampillé « Ok boomer ». Beaucoup de jeunes les accusent d’avoir détourné les yeux de la question climatique et de s’être accommodés d’une société peu solidaire. Sans jamais tomber dans la complaisance, « l’Obs » a régulièrement sondé la jeunesse, afin de mieux saisir de quoi serait fait l’avenir.
rationnelle qui n’est pas toujours bien vécue, tant par les jeunes couples que par leurs parents.
Comment évoluent par la suite ces relations intergénérationnelles ?
L’autonomie financière des personnes âgées, acquise grâce à l’amélioration des retraites, transforme les liens intergénérationnels. De relations de nécessité, on passe à un choix ouvert de relations basées sur l’affection, sur le désir de se lier et d’échanger. A la cohabitation des générations est préférée une « intimité à distance » choisie. Grands-parents et enfants adultes s’efforcent souvent d’habiter à proximité les uns des autres pour se rendre visite et s’entraider tout en gardant leur autonomie. La grande majorité des grands-parents apportent une aide financière à leurs enfants et, surtout, à leurs petits-enfants. Une aide d’un montant variable, qui représente aussi un don d’amour. Avec le développement des carrières féminines à des niveaux élevés, l’augmentation des divorces et des familles monoparentales, mais aussi l’allongement et le coût des études des jeunes, les grands-parents deviennent le premier recours face aux nouveaux besoins dans la famille. Ainsi se crée un lien inédit entre les petits-enfants et leurs grands-parents.
Quelle a été la jeunesse de la génération des enfants de boomers, qui ont la cinquantaine et sont aujourd’hui les parents des générations Y et Z ?
Une jeunesse désenchantée, confrontée à la crise du pétrole et donc au chômage. C’est aussi une jeunesse qui, en plein essor de la liberté sexuelle, fait face à la crise du sida. Ces jeunes ont connu la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide. C’est une génération qui a plutôt subi, elle a manifesté, en 1986 notamment, mais sans que cela aboutisse à un mouvement social d’ampleur. Ce qui change par rapport aux générations antérieures, et dans une certaine continuité avec leurs parents boomers, c’est la manière dont elle a élevé ses enfants.
Quel impact a eu cette éducation sur la génération née dans les années 1990-2000 ?
Elle est passée d’un modèle autoritaire à une approche souple, dont l’objet est moins l’imposition de contraintes que l’épanouissement personnel et individuel de l’enfant. Il en résulte une réelle atténuation des conflits. Les divergences parents-enfants sur des questions personnelles, de société ou politiques provoquent des discussions, des désaccords parfois houleux, mais pas de conflits irréconciliables. Parce que la norme est l’autonomie et le développement de soi, il n’est plus attendu des enfants qu’ils pensent comme leurs parents.
Vous dites que les vingtenaires actuels sont « la première génération horizontale ». Qu’est-ce qu’une « génération horizontale » ?
Il y a là une vraie rupture. Jusqu’ici, les jeunes se construisaient en opposition ou en confrontation avec le modèle imposé par la génération précédente. La génération actuelle, elle, ne se confronte ni ne s’oppose aux générations précédentes, elle se situe simplement en dehors d’elles. Cette génération est la première à être née avec internet et à s’être constituée à travers les réseaux sociaux. Elle est le produit d’une nouvelle civilisation, elle recherche l’approbation du côté des pairs (horizontalité) et non plus des aînés (verticalité). Mais ces contraintes n’en sont pas moins fortes. Elles sont certainement même plus fortes que celles venant des parents. Il en résulte une difficulté à transmettre.
Où se situe cette difficulté ?
Il s’est produit une coupure inédite et radicale entre ces jeunes et leurs aînés, tant au niveau des valeurs et des goûts que des manières de faire, de penser et de regarder le monde. Il y aurait même une certaine incompréhension qui nourrit un « fossé des générations ». Les plus âgés sont vus comme de gentilles vieilles personnes un peu dépassées, notamment en
raison de la fracture numérique. De l’autre côté, les jeunes font preuve d’une dextérité incroyable. Il y a alors nécessité d’une transmission qui se fait de bas en haut, ce qui est plutôt inédit. Pour autant, la communication n’a jamais été aussi compliquée entre les générations qui ne parlent plus le même langage.
Les aînés ne servent donc plus de modèle ?
Les jeunes reprochent beaucoup de choses à leurs prédécesseurs, notamment d’avoir gaspillé les ressources naturelles de la planète et d’avoir accéléré le dérèglement climatique. S’il n’y a pas de conflit politique dans la famille, il y a bien une vive remise en question de la culture des aînés. La génération soixante-huitarde se battait pour une liberté sexuelle et pour différencier la sexualité du mariage, tandis que la nouvelle génération a acquis la liberté sexuelle et a tendance à dissocier la sexualité de l’amour. Surtout, elle milite massivement pour l’acceptation de toutes les sexualités et de toutes les expressions de genre. Ce qui est inédit. Elle s’oppose aussi au « féminisme des grand-mères ».
Peut-on parler d’« une » jeunesse ? Où faut-il la situer politiquement ?
Les inégalités sociales et territoriales rendent impossible ce raccourci. Tous les jeunes n’ont pas accès aux mêmes avantages pour envisager leur avenir. Mais ils sont tous exposés aux symptômes de leur époque, dont ils peuvent avoir une expérience commune. Historiquement, les jeunes ont plutôt revendiqué la liberté d’opinion, d’expression ou de conscience. D’après différents sondages, la jeunesse actuelle est moins attachée à ces libertés. En matière de politique, si les jeunes s’abstiennent plus souvent aux élections, ils ne sont pas pour autant dépolitisés. Ils sont politisés autrement et manifestent une certaine méfiance à l’égard de ce que l’on appelle les élites.
Vous expliquez que, paradoxalement, dans l’intime, les relations avec les aînés ne se sont jamais mieux portées.
En effet. L’existence d’une plus grande autonomie des générations réduit les risques de conflits irréconciliables, et le nouveau rôle des grands-parents favorise le rapprochement et la solidarité des générations à différents niveaux, affectifs, fonctionnels et matériels. Les liens interpersonnels entre les générations au sein des familles sont certainement plus étroits et plus affectueux que jamais. Mais ils se réduisent à la sphère familiale. En dehors d’elle, il y a très peu d’opportunités de contacts entre les jeunes et les plus âgés.
Comment imaginer l’avenir de cette jeunesse ?
Ces jeunes, tout à fait conscients des risques climatiques, économiques et géopolitiques que nous vivons, manifestent néanmoins un certain optimiste dans leur capacité à relever ces défis. Cette confiance dans leurs propres capacités est réjouissante. Mais c’est aussi une jeunesse confrontée aux fortes inégalités sociales, aux incertitudes du marché du travail et qui a été beaucoup éprouvée par la crise sanitaire. Les sondages post-confinement révèlent qu’ils étaient plus nombreux que les plus de 65 ans à souffrir de solitude.
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