RÉDACTIONS SUR L’AN 2000
1976. A quoi rêvent les jeunes filles de 13 ans ? Réponse dans leurs écrits scolaires, où l’idée de liberté émerge déjà
[…] Les exceptions sont rares et l’émancipation de la femme est une idée qui n’a pas encore pénétré bien profondément dans les classes de quatrième au C.E.S. de Gagny. Sauf lorsque, par hasard, elle dévoile une blessure secrète. Comme celle de cette gamine, qui écrit : « Sans être mariée, je peux vivre avec quelqu’un mais surtout, surtout, je veux être libre, libre [souligné, NDLR]. Et ne pas tomber dans le piège où mes parents sont tombés. » Virginie est du même avis : « Je n’espère pas trouver un gars pour me marier. Ce serait trop bête de devoir m’attacher à quelqu’un sans possibilité de m’en débarrasser si je me fâchais avec lui ! » Mais, sur une cinquantaine d’adolescentes, on n’en trouve guère que quatre pour choisir délibérément le célibat ou se déclarer en faveur de l’union libre. Bien sûr, les garçons parlent mariage eux aussi. Mais c’est une préoccupation qui vient après le métier. Ou même qui lui est subordonnée. […] ■
« Le Nouvel Observateur » n° 593 du 22 mars 1976.
citoyen ; dans l’isoloir, quel que soit son diplôme, son milieu, on n’est qu’un citoyen doué de raison. La quatrième forme enfin : l’individualisme concurrentiel. C’est celui de l’idéologie du mérite, à laquelle d’ailleurs adhérait Durkheim. En gros : les meilleurs doivent gagner. Ce qui est surprenant, c’est qu’aucune théorie n’associe les quatre.
En 1964, année de naissance de « l’Obs », qu’en est-il de l’individualisme ?
D’un point de vue purement idéologique, les années 1960 sont très marquées par le marxisme, qui n’est clairement pas la pensée centrale de l’individualisme. Il impose au contraire le collectif comme référence et fait de l’individualisme un péché absolu. Mais il y a toujours eu, depuis, une tension à gauche entre l’idée de collectif et celle d’individu. C’est une question qui existe dès le xixe siècle, même si elle n’a cessé de bouger. En 1898, dans « Socialisme et liberté », Jaurès écrit : « Rien n’est au-dessus de l’individu. Le socialisme est l’individualisme logique et complet. » Ce texte est incroyable pour ce qu’il pose : la seule condition de l’individualisme de gauche, c’est le bienêtre de l’individu. Les années 1960 marquent le début de mouvements sociaux qui peuvent être interprétés comme profondément individualistes : l’invention de la culture jeune et de l’adolescence avec « Salut les copains » (créé en 1959) ; Mai68, qui est une révolution contre l’autorité (le prof, le flic, le père, Dieu) et une révolution individualiste.
Comment ça ?
Mai68 part tout de même de garçons qui veulent dormir dans les dortoirs des filles et faire sauter les barrières sexuelles! C’est le début du déclin progressif de la notion d’obéissance qui, jusqu’alors, était la première vertu d’un enfant. Aujourd’hui encore, comme le montrent les enquêtes, l’idéal de l’enfant obéissant continue de décliner tandis que celui de l’enfant autonome continue de progresser. Cette nouvelle conception de l’enfant coïn
cide avec la naissance du mensuel « Pomme d’api », qui l’incarne, mais aussi avec l’avènement de la pensée de Dolto. Dans « Lorsque l’enfant paraît », publié en 1977, elle affirme : « Le développement d’un enfant se fait comme il se doit, au mieux de ce qu’il peut selon la nature qui est la sienne au départ de la vie… » Désormais, donc, l’enfant a une identité propre dès la naissance. Plus largement, c’est la famille qui évolue. En 1975, Giscard (affolé par la défiance grandissante envers le mariage) fait passer la réforme du divorce par consentement mutuel.
Que faire du mouvement féministe dans tout cela?
Le féminisme, à partir des années 1970, est un mouvement très centré sur l’individu. Quand les femmes disent « Mon corps m’appartient », elles ne sont pas dans le collectivisme, même s’il leur faut du collectif pour parvenir à ces droits. Voilà donc comment, à partir des années 1960, deux êtres considérés comme mineurs dans la société – l’enfant et la femme – vont entrer dans des luttes d’émancipation. Dans la Convention internationale des Droits de l’Enfant (1989), l’article 13 est très important : « L’enfant a droit à la liberté d’expression. » Désormais un juge peut écouter ce qu’a à dire un enfant, qui est défini comme un être complexe, ayant ses droits propres. C’est une belle histoire, mais ces changements ne gagnent pas toutes les sphères. L’Education nationale, par exemple, ne s’est pas convertie à tout cela. Il existe donc toujours une tension entre l’individualisme, les institutions et le collectif. La plupart des grands acquis individualistes sont collectifs. Le mariage gay en est un bon exemple.
Le processus d’individualisation continue-t-il de progresser?
C’est incontestable. On le voit même en littérature, d’Annie Ernaux à Virginie Despentes, en passant par Emmanuel Carrère… Aujourd’hui, on a basculé vers une théorie qui me semble plus juste de l’individualisme et qui est celle de Hermann Hesse : l’expérience. « Je suis le chemin que j’ai emprunté, mes échecs comme mes réussites. » Ce qui est intéressant, c’est la logique de l’expérience qui permet une marge de manoeuvre à l’individu, notamment dans la hiérarchisation de ses facettes. Y compris par la mise en scène de soi-même. Vous pouvez surjouer ou sous-jouer telle dimension, cela vous appartient.
Mais ce qu’on entend aujourd’hui, c’est un besoin de nouvelles solidarités et de collectif. On le voit par exemple avec le materféminisme qui souligne la solitude aiguë des jeunes mères et qui dit : « Il faut tout un village pour élever un enfant »…
L’individualisation du moi n’exclut pas les autres, au contraire. Je ne peux devenir moi-même qu’avec l’aide de proches qui m’écoutent. Et il y a des proches dont on a plus besoin dans la logique de l’individualisme. C’est ce que les sociologues Peter Berger et Hansfried Kellner appellent « l’autrui significatif ». On a besoin de faire valider sa propre identité personnelle. On peut évoquer aussi Axel Honneth et sa théorie de la reconnaissance. Il liste trois types de reconnaissances : la reconnaissance privée (l’enfant par rapport à sa mère, un ami avec un ami) une reconnaissance juridique de droits, et une reconnaissance par le mérite (« je suis le meilleur et je mérite d’avoir un salaire convenable »). La question est ensuite de savoir quelle place prend cette reconnaissance personnelle dans la constitution de son identité. Une des difficultés, c’est de penser cette articulation. En sociologie, les déterminismes sociaux sont pensés, mais l’identité personnelle l’est peu… Pour ma part, je fais une critique de la séparation soi-disant bien claire dont parle Montaigne, entre l’identité personnelle et l’identité statutaire. Je montre que nous sommes multiples et que les frontières entre ces identités sont poreuses. Mais nous avons le pouvoir de les hiérarchiser.
Le « moi » est en plein essor, on le voit aussi avec l’avènement de la méditation, du yoga, des podcasts, d’une littérature de l’intime… Est-ce qu’en 2022, nous assistons au règne de l’individualisme décomplexé?
Si je ne fais que méditer et lire des magazines de psychologie, je passe à côté des autres facettes de moi. Le danger de tous les individualismes, c’est de n’insister que sur une des quatre dimensions que j’ai évoquées – l’expression personnelle, la commune humanité, la raison, la compétition. Or l’idéal sur lequel bien des auteurs socialistes insistent, c’est d’avoir une identité multidimensionnelle. Le mot « complet » dans la citation de Jaurès est très important. L’individualisme doit être complet et la société doit aussi veiller à ce qu’il soit « pour tous », quelle que soit son origine.