L'Obs

Manon Garcia “Pourquoi sommesnous encore maltraitée­s?”

Aux yeux de la philosophe, il reste bien du chemin pour passer de l’incroyable servitude imposée à la plupart des femmes en 1964 à une égalité réelle

- Propos recueillis par VÉRONIQUE RADIER

Quelle est la situation des femmes en 1964?

En 1964, la majorité vivait sous la coupe des hommes. Récemment, l’INA a diffusé une archive qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux. Des femmes, qui devaient avoir une trentaine d’années à cette époque, y racontent leur vie d’entière soumission à leur mari, sans l’ombre d’un choix, d’une liberté. L’homme contrôlait les ressources économique­s : beaucoup de femmes ne travaillai­ent pas, ou peu, hors de la maison ; elles ne pouvaient légalement rien faire sans l’accord de leur mari – passer le permis de conduire ou ouvrir un compte en banque. Cette domination avait des conséquenc­es difficiles à imaginer : l’impossibil­ité totale pour elles de se soustraire à son désir sexuel, des violences domestique­s subies en silence. Tout cela nous paraît surréalist­e, mais cette situation ne date pas d’il y a si longtemps. Lorsque je croise des femmes âgées dans la rue, je me dis que c’est cette vie-là qu’elles ont vécue. Pourtant, lorsque Simone de Beauvoir écrit « le Deuxième Sexe » en 1949, elle présente le féminisme comme un combat mené et gagné, parce que les femmes ont obtenu le droit de vote quelques années plus tôt. Elle-même pouvait écrire un tel livre parce que des changement­s avaient eu lieu – dans son cas, l’ouverture de l’agrégation de philosophi­e aux femmes. Et en 1965, les lois sur l’égalité économique ont permis aux femmes des milieux populaires, qui, ne l’oublions pas, ont

Depuis 1964, « le Nouvel Observateu­r » a soutenu la cause des femmes et des LGBT. Avec le « manifeste des 343 », en 1971, il a fait avancer le droit à l’avortement. A l’automne 2017, il est le premier magazine français à consacrer sa couverture au futur mouvement #MeToo. La France évolue dans le bon sens, mais bien trop lentement.

toujours travaillé en dehors du foyer, d’avoir enfin accès à leur salaire.

En 1967, la loi Neuwirth légalisait la pilule. A-t-elle alors fondamenta­lement changé leur sort?

Depuis longtemps, les femmes avaient élaboré des stratégies pour éviter les naissances, mais celles-ci dépendaien­t de la coopératio­n de leur mari et elles n’avaient pas le droit de se soustraire au devoir conjugal. Celui-ci pouvait leur imposer de nombreuses grossesses. Cela impliquait des tâches épuisantes, un risque pour leur vie et aussi un risque économique, car élever des enfants a également un coût. Cette loi a démocratis­é la contracept­ion; c’est une avancée considérab­le, la première véritable étape vers la revendicat­ion « Mon corps m’appartient ».

On aurait pu croire que les grossesses non désirées étaient la source première de leur oppression et qu’y mettre un terme suffirait à faire des femmes les égales des hommes. Mais cela n’a pas été le cas. Les représenta­tions culturelle­s qui forgent nos vies, les normes de féminité et de masculinit­é, se sont pour une bonne part maintenues. Encore aujourd’hui, les femmes sont punies pour leur disponibil­ité sexuelle : des études montrent que si l’une d’elles semble avoir prévu un acte sexuel, s’étant par exemple munie de préservati­fs, elle risque d’être mal jugée par son partenaire, d’apparaître comme une « fille facile » parce qu’ainsi elle va à l’encontre du scénario de l’homme qui doit la conquérir en triomphant de sa réserve.

Qu’a représenté leur lutte pour l’IVG?

L’accès à la contracept­ion s’inscrivait dans un projet de planificat­ion familiale : organiser les naissances, même les hommes un peu conservate­urs pouvaient en comprendre l’intérêt. Mais le droit à l’avortement accordait aux femmes la possibilit­é de refuser la naissance d’un enfant, y compris contre l’avis du géniteur ; c’est une émancipati­on concrète de la domination masculine. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui la souffrance existentie­lle catastroph­ique d’une femme enceinte malgré elle et qui n’a pas le droit d’avorter. Si elle passe outre à la loi, elle risque sa vie. J’ai assisté à une table ronde à laquelle participai­t Christine Petit, professeur­e au Collège de France; elle racontait comment elle et son mari, tous deux médecins, pratiquaie­nt des avortement­s sur la table de sa cuisine. Des savants passaient ainsi leurs dimanches, leurs soirées, à secourir ces femmes désespérée­s. Que la loi reconnaiss­e enfin que votre corps vous appartient véritablem­ent, ça change beaucoup de choses.

Mais seulement jusqu’à un certain point?

Les années 1970 sont vues aujourd’hui comme les années de la libération sexuelle, mais c’était celle des hommes hétéros et dans une moindre mesure des homosexuel·le·s. Celle des femmes hétérosexu­elles, elle, n’a pas eu lieu. Les grandes figures de Mai-68 et beaucoup de militants de l’époque n’étaient pas toujours très soucieux des femmes! C’est l’un des grands points aveugles de cette époque : comment un idéal de gauche a-t-il pu coexister avec cette proclamati­on ultra-libertarie­nne masculine : je vais jouir sans entraves, sans me soucier des conditions de la jouissance des autres ?

Le viol n’a d’ailleurs été considéré comme un crime qu’à partir de 1980…

Oui, et surtout le viol entre époux n’a été reconnu qu’en 1990. C’est une date essentiell­e dans le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes. Les femmes mariées n’avaient pas le droit de dire non. Jusque dans les années 1970, le viol est surtout regardé comme une offense faite à un autre homme, une atteinte à sa « propriété » lui faisant courir le risque d’avoir un bâtard. Ainsi, très longtemps il n’était pas interdit de violer une prostituée, puisqu’elle « n’appartenai­t » à personne. Le viol n’est devenu un crime que lorsqu’il a été considéré comme une violence infligée à une femme, c’est la force du grand procès d’Aixen-Provence, avec l’avocate Gisèle Halimi, en 1978.

Pourquoi, par la suite, les luttes des femmes semblent-elles avoir longtemps disparu du devant de la scène?

Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, la condition féminine est devenue l’objet de politiques publiques et la lutte s’est institutio­nnalisée, ce qui l’a paradoxale­ment rendue invisible. On a assisté à une longue éclipse du féminisme dans le discours médiatique. Les grandes figures féminines, comme les actrices, répétaient que, surtout, elles n’étaient pas féministes. Mais l’activisme, le travail théorique se sont poursuivis. Les politiques publiques ont eu des effets très bénéfiques : même lorsqu’elles ont deux enfants, le taux d’emploi des femmes ne diminue pas en France, contrairem­ent aux Etats-Unis ou en Allemagne, avec ce que cela représente comme capacité d’émancipati­on, comme reconnaiss­ance en tant qu’individu et pas seulement en tant que mère. Mais cela signifie aussi qu’elles accompliss­ent des doubles, voire des triples journées…

Est-ce le militantis­me lesbien qui a relancé le féminisme?

En France, les gays et les lesbiennes ont conquis l’essentiel de leurs

droits dans les années 1970-1980. Il est clair que les lesbiennes, notamment l’Américaine Judith Butler, ont grandement contribué à la pensée féministe. L’ont-elles réactivée ? Je pense que c’est une illusion d’optique : les théoricien­nes féministes, notamment lesbiennes, n’ont cessé de travailler, même quand le discours médiatique parlait moins de leurs travaux. Et si on a l’impression que le féminisme a resurgi des Etats-Unis, c’est sous l’influence des pionnières françaises, car Judith Butler se réclame davantage encore de Simone de Beauvoir, de Monique Wittig ou d’Hélène Cixous que de Foucault et de Derrida. Malgré l’obtention de nouveaux droits – la parité en politique, les premières initiative­s au sein des conseils d’administra­tion… –, l’égalité réelle reste très loin et il était clair pour les féministes que le combat n’était pas terminé.

Avec #MeToo, notre corps nous appartient-il enfin?

Pour chaque femme, ce mouvement a changé la façon de penser son histoire intime, sexuelle, le couple, sa perception de ce que peut représente­r le fait d’être une femme. Si ce mouvement a eu un tel succès, c’est parce que les esprits y étaient préparés. Mais il y a clairement un avant et un après #MeToo sur le sexisme quotidien : une rupture. Se considéran­t comme des individus à part entière, les femmes se demandent pourquoi elles sont encore maltraitée­s. Si la sexualité cesse d’être infligée aux femmes, si elle devient une activité entre des partenaire­s égaux, une révolution très stimulante s’amorce : du bon sexe, pour toutes et tous, à quoi cela va-t-il ressembler ? ■

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Elle est l’auteure de « On ne naît pas soumise, on le devient » (2018) et de « la Conversati­on des sexes » (2021) chez Flammarion.
Spécialist­e de Simone de Beauvoir, la philosophe MANON GARCIA enseigne à l’université Yale. Elle est l’auteure de « On ne naît pas soumise, on le devient » (2018) et de « la Conversati­on des sexes » (2021) chez Flammarion.
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Le MLF manifeste à Vincennes, en 1973.
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Le « manifeste des 343 » en couverture du no 334 du 5 avril 1971.
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 ?? ?? Dans le cortège de la Gay Pride, à Toulouse, le 9 octobre 2021.
Dans le cortège de la Gay Pride, à Toulouse, le 9 octobre 2021.

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