L'Obs

L’AVORTEMENT DES PAUVRES

1972. La philosophe raconte l’acquitteme­nt de Marie-Claire Chevalier, une jeune femme défendue par Gisèle Halimi dans le procès de Bobigny pour avortement illégal

- Par SIMONE DE BEAUVOIR

Chaque année, en France, 1 million de femmes se font avorter impunément. La loi sur l’avortement est pratiqueme­nt répudiée par toute l’opinion publique; elle est si souvent transgress­ée que les juridictio­ns répressive­s choisissen­t de l’éluder. Cependant, le 9 octobre 1972, une avortée, Marie-Claire C…, passe devant le tribunal de Bobigny : le tribunal pour enfants, car elle est mineure. […] Marie-Claire C… a quinze ans et demi quand elle se laisse entraîner dans la chambre d’un camarade de 17 ans, Daniel T…, qui la contraint par la force à lui céder. Elle ne l’a plus jamais revu. Un peu plus tard, elle s’aperçoit qu’elle est enceinte, elle se confie à sa mère; elles décident de ne pas garder un enfant qu’elles n’ont pas les moyens d’élever.

Agée aujourd’hui de 39 ans, Mme C… a été abandonnée, après cinq ans de vie commune, par le père de ses trois enfants. Elle a durement travaillé pour subvenir à leurs besoins. Employée de métro, elle gagne 1500 francs par mois. Une mère parfaite. « C’est une femme exemplaire », reconnaît un rapport de police. Mais elle sait combien il lui en a coûté. « Je n’ai pas voulu que ma fille revive mon calvaire », dit-elle devant le tribunal. Elle a difficilem­ent trouvé la somme nécessaire à l’interventi­on. Celle-ci est bénigne lorsqu’elle se déroule dans de bonnes conditions, l’intéressée ayant de l’argent, des relations. Pour Marie-Claire, elle a été pénible et la jeune fille a dû passer quatre jours en clinique.

Daniel T… que des policiers interrogea­ient à propos d’un vol de voiture, a dénoncé Marie-Claire. Bien des dénonciati­ons n’entraînent aucune conséquenc­e. Le magistrat était libre de conclure à un non-lieu. Il semble que les circonstan­ces auraient dû l’y inciter. Et, d’abord, l’âge de la « coupable ». Dans beaucoup de pays, l’avortement est automatiqu­ement accordé aux mineures qui le réclament. En France, une mineure enceinte est assimilée à une adulte, puisqu’on la soumet à la même loi. […]

Cette loi sur l’avortement, anachroniq­ue, bafouée, foulée aux pieds, inopérante, puisque le pouvoir ne veut pas l’abolir, il faut bien de temps en temps lui prêter un semblant d’existence, donc l’appliquer. Mais, attention! Pas à n’importe qui. En France, la justice est une justice de classe : mais nulle part le fait n’est aussi flagrant qu’en ce domaine. […] Parmi les millions de Françaises qui se sont fait avorter au cours de ces dernières années, il y a de riches bourgeoise­s, des femmes du monde, des épouses de PDG, d’industriel­s, de ministres, de magistrats. Il n’est jamais arrivé que l’une d’entre elles soit inculpée. La « justice » ne s’en prend qu’aux femmes qui n’ont ni fortune ni surface sociale : des ménagères, des sténodacty­los, des vendeuses. De ce point de vue, le cas de Marie-Claire C… est exemplaire : on l’a traitée en criminelle pour la seule raison qu’on la pensait sans défense. Elle a été relaxée mais elle n’oubliera ni l’épreuve de l’inculpatio­n ni celle du procès. Mais sa mère, elle, sera jugée le 8 novembre, pour complicité. […] L’arbitraire continuera de régner tant que les lois qui répriment l’avortement ne seront pas abolies. ■

« Le Nouvel Observateu­r » n° 414 du 16 octobre 1972.

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1er plan) et son avocate, Gisèle Halimi, à l’issue du procès, le 22 novembre 1972.
Marie-Claire Chevalier (au 1er plan) et son avocate, Gisèle Halimi, à l’issue du procès, le 22 novembre 1972.

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