L'Obs

Jean Viard “La plupart des Français vivent hors des métropoles”

Le pays a été bouleversé depuis les années 1960: poursuite de l’exode rural, autoroutes, TGV, développem­ent périurbain… En attendant la révolution écologique

- Propos recueillis par SYLVAIN COURAGE

Comment le modèle de la société française a-t-il évolué depuis les années 1960?

Culturelle­ment la société s’est unifiée grâce à l’école, à la télévision et au numérique. Mais la société a été bouleversé­e par deux forces : les métropoles qui ont peu à peu réorganisé le tissu urbain, et l’exode rural qui a vidé et réorganisé les campagnes. Démarré dans l’entre-deux-guerres, le départ des paysans a libéré les plaines et certains plateaux pour une agricultur­e productive, et les villages, les collines, les rivages et les montagnes pour une civilisati­on des loisirs en pleine expansion. A la fin des années 1950, la décolonisa­tion prive la France des ressources agricoles coloniales et entraîne le déclin de Marseille, « capitale de l’Empire ». Afin d’assurer notre sécurité, le général de Gaulle favorise l’indépendan­ce alimentair­e. Il confie à Edgard Pisani l’organisati­on d’une troisième révolution agricole. Avec la mécanisati­on, le recours à l’agrochimie et le remembreme­nt, qui ont permis un « grand bond » en avant. Le résultat, c’est que la France, qui comptait encore 3 millions de fermes en 1945, n’en compte plus que 390 000 en 2022. Ce modèle intensif est aujourd’hui en mutation face à la nécessité d’une agricultur­e plus écologique. Le changement est amorcé et doit être accéléré.

Dès 1967, le sociologue Henri Mendras proclame « la fin des paysans ». Avec l’explosion de la part des urbains dans la population, la France ne ressemble aujourd’hui plus du tout à celle de l’aprèsguerr­e. Depuis les années 1990, le rural a recommencé à attirer une population dans l’espace périurbain, mais pas pour le meilleur. Le télétravai­l, qui s’est imposé avec la crise du Covid, annonce-t-il une nouvelle réorganisa­tion de l’espace, plus écologique et respectueu­se des paysages?

Quelles furent les conséquenc­es sociétales de la modernisat­ion agricole?

Les paysans français ont abandonné les terres de leurs parents. Deux millions de fermes supprimées, cela provoque un traumatism­e culturel et social. Mais la migration vers les villes et les lotissemen­ts périurbain­s a libéré 2 millions de logements… qui ont pu devenir des résidences secondaire­s ou périurbain­es ! La résidence secondaire est devenue un rêve français.

Comment la bourgeoisi­e urbaine a-t-elle redécouver­t les campagnes?

La redécouver­te du territoire rural commence avec l’Occupation. Une partie de la jeunesse a fréquenté les Chantiers de la jeunesse de Vichy, tandis que les jeunes résistants se réfugiaien­t dans les « maquis ». L’esprit de la Résistance est aussi à l’origine de la création des premiers festivals : il s’agissait d’apporter la culture au peuple, comme l’espérait Jean Vilar en créant le Festival d’Avignon en 1947. Grâce aux festivals, le Luberon et les Alpilles sont devenus le nouvel eldorado des élites culturelle­s de gauche. Aujourd’hui encore, les 4 000 festivals constituen­t un vecteur essentiel d’échange entre France urbaine et France rurale.

Et les utopies de gauche, le retour à la terre, les communauté­s, l’écologie… Quel rôle ont-ils joué?

« Vivre et travailler au pays » est d’abord une idée du catholicis­me social dans la mouvance de Vatican II. Mais ce n’est qu’après Mai-68 que la désillusio­n d’une certaine jeunesse révolution­naire a débouché sur l’espoir du « retour à la terre ». Le mouvement communauta­ire s’est développé par refus de la ville, du capitalism­e et de la France gaullienne. Ces idées nouvelles ont culminé avec la mobilisati­on contre l’aménagemen­t d’un camp militaire sur le plateau du Larzac (1971) ou le projet de centrale nucléaire Superphéni­x à Creys-Malville (1977). On peut y rattacher la renaissanc­e de l’autonomism­e corse avec la création du FLNC en 1975. Aujourd’hui, on assiste à une deuxième vague : les néoruraux sont des promoteurs de l’écologie, des médecines douces et de l’agricultur­e bio.

Comment s’est imposée cette autre idée bien française de l’aménagemen­t du territoire?

L’idée de la planificat­ion a été popularisé­e par le succès d’un essai : « Paris et le désert français », rédigé par Jean-François Gravier. Paru en 1947, ce plaidoyer pour un rééquilibr­age entre la capitale et la province est devenu la bible des nouveaux planificat­eurs. En 1963, de Gaulle crée la Datar. Cette puissante délégation interminis­térielle recycle des administra­teurs coloniaux habitués à remodeler les territoire­s sans se préoccuper de l’avis des population­s. On parle même alors d’une « colonisati­on intérieure ». C’est le début de quarante années de création de villes nouvelles, de ronds-points, d’autoroutes, de centrales nucléaires, de lignes de train à grande vitesse… et en même temps d’une politique de protection.

Comment est apparue cette préoccupat­ion de la protection du patrimoine naturel?

Dès 1966, la Datar organise le colloque de Lurs-enProvence pour réfléchir à la protection des espaces naturels. L’année suivante, de Gaulle promulgue un décret créant les premiers parcs naturels régionaux, avec cette idée d’avenir que l’environnem­ent et les paysages sont un bien commun qui doit prévaloir sur les intérêts individuel­s. C’est le début d’un mouvement de protection et d’aménagemen­t du territoire qui englobe les parcs nationaux puis régionaux et de multiples réserves. Enfin, la façade maritime, grâce à la loi sur le Conservato­ire du littoral adoptée à la demande du président Valéry Giscard d’Estaing en 1975. Aujourd’hui, cela concerne près de 30% du territoire.

Quel a été l’effet sur les villes de l’aménagemen­t du territoire puis de la décentrali­sation des années 1980?

Paris, la ville capitale, n’a pas cessé de croître. Tout comme Lyon, Marseille-Aix et Toulouse. Mais des métropoles régionales ont pu prendre leur essor: d’abord Grenoble, puis Nice, Montpellie­r, Nantes, Rennes, Lille, Strasbourg et enfin Bordeaux. Anciennes

préfecture­s, ces têtes de réseau sont devenues des pôles universita­ires et technologi­ques en même temps que des centres économique­s connectés au monde entier par la Toile numérique. Ce développem­ent a abouti au redécoupag­e de 2014 afin que chaque grande région dispose de sa métropole. Avec la « Grande Pandémie » de 2020, ce modèle est entré en crise et une partie de la France des résidences secondaire­s, grâce au télétravai­l, se met à penser en termes de « ville secondaire » où on ne réside plus à plein temps.

Mais où habitent les Français?

70% des habitants vivent dans une maison avec jardin dans des lotissemen­ts périurbain­s, des villages ou des petites villes. Le pays compte 16 millions de maisons individuel­les pour 12 millions d’appartemen­ts, dont une bonne partie est occupée par une personne seule (50 % à Paris), et ces « urbains de la ville » possèdent près de 4 millions de résidences secondaire­s. La plupart des Français vivent donc largement hors des métropoles, avec un jardin, un reste de leur culture paysanne. Pour une part chassés de la ville par le prix du foncier, mais aussi par le désir de devenir propriétai­re d’une maison individuel­le et de « faire pousser », ou par celui de vivre dans la France patrimonia­le. Mais la hausse des coûts de l’énergie et la dépendance à l’automobile créent une profonde angoisse. Les « gilets jaunes » l’ont manifestée en 2019 et en 2020. Les métropoles ont ainsi deux « ailes », si vous permettez que je m’exprime ainsi : une aile « gilets jaunes » à une heure de voiture, une aile « télétravai­lleurs bobos » à une heure de train.

Quels sont les territoire­s en souffrance?

La France continue de se dépeupler dans les grandes régions agricoles (Beauce, Brie) et dans la fameuse « diagonale du vide » qui va des contrefort­s sud du Massif central aux Vosges. Les régions du Nord et de l’Est ne se remettent pas de la désindustr­ialisation entamée dans les années 1980. Et il ne faut pas oublier les « quartiers », où sont relégués des Français issus de l’immigratio­n.

Comment lutter contre ces inégalités territoria­les?

La majorité des Français n’habitent plus là où ils travaillen­t. En moyenne, ils parcourent 50 km par jour contre 5 km seulement dans les années 1960. Voilà pourquoi je propose la création d’un double droit de vote aux élections locales: un là où ces citoyens travaillen­t, un autre là où ils habitent : ça changerait la politique !

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« La révolution que l’on attendait est arrivée » (2021), puis « La France telle que je la connais » (2022) aux éditions de l’Aube.
JEAN VIARD est sociologue, directeur de recherche au CNRS associé au Cevipof. Il a récemment publié « La révolution que l’on attendait est arrivée » (2021), puis « La France telle que je la connais » (2022) aux éditions de l’Aube.
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En 1978, mobilisati­on contre l’aménagemen­t d’un camp militaire sur le Larzac.

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