Céline Béraud “L’Eglise s’est en partie muséifiée”
Evolution des moeurs, crispation identitaire, scandales sexuels… Depuis les années 1960, la France connaît un inéluctable processus de déchristianisation. La sociologue analyse les grandes tendances
Comment l’appartenance religieuse catholique a-t-elle évolué depuis les années 1960?
D’abord, il ne faut jamais oublier que le premier groupe convictionnel aujourd’hui, c’est les « sans religion », dont la part croît sans cesse. Ils sont 67% chez les jeunes… Le processus de déprise du catholicisme constitue une des mutations les plus importantes qu’ait connues la société française ces cinquante dernières années. Près de 90 % des Français se déclaraient catholiques au début des années 1960. Ils étaient sept sur dix en 1981 et seulement 32% en 2018, d’après l’enquête sur les valeurs des Européens. La tendance est à la baisse dans la durée, soit parce que des personnes autrefois socialisées dans le catholicisme en sont sorties, soit parce que les nouvelles générations n’ont plus ou peu de contact avec lui. Alors que plus de neuf naissances sur dix étaient suivies d’un baptême en 1965, elles ne sont plus que trois sur dix en 2017. Du côté des vocations, le nombre de prêtres diocésains, qui s’élevait à 41000 en 1965, n’est plus que de 6400 en activité en 2015.
Qu’en est-il des pratiques?
Elles suivent la même évolution. Les catholiques qui déclarent aller au moins une fois par mois à la messe ne sont plus que 7 %. Il s’agit majoritairement de femmes âgées de plus de 60 ans. Et cette population pratiquante s’est encore restreinte durant ces derniers mois : la conférence des évêques estime que de 20 % à 30 % des fidèles ne sont pas revenus à la messe après les confinements et la levée des restrictions. Peur
La résurgence dans l’espace public de certains mouvements religieux, chrétiens ou non, ne doit pas masquer la tendance de fond: la chute de la pratique religieuse est constante depuis les années 1960. Cet effondrement est lié à divers facteurs: progression de l’individualisme, urbanisation, émancipation des femmes, élévation du niveau d’éducation… Une évolution qui a transformé nos institutions familiales: mariages, séparations, remises en couple, natalité…
du virus, adoption de pratiques de substitution ou accélération du processus de désaffection ? Toujours est-il que l’érosion est continue et on n’en voit pas encore le point de stabilisation.
Quel rôle a joué le concile Vatican II (1962-1965) dans ce processus?
La question fait débat. Certains historiens considèrent que la libéralisation initiée par le concile, en faisant peser une moindre emprise disciplinaire sur les fidèles, les a tout bonnement conduits à l’abandon de la pratique. D’autres, au contraire, estiment que ce virage est le résultat de processus sociaux plus larges : désir d’émancipation individuelle, évolution des moeurs… A cet égard, les encycliques de 1967 réaffirmant le célibat des prêtres et de 1968 contre la contraception marquent une crispation: place des femmes et sexualité sont les deux sujets non résolus de ces décennies.
De 1978 à 2005, le pape Jean-Paul II règne sur l’Eglise. Comment la reconfigure-t-il?
Il entend rechristianiser les vieilles terres catholiques en voie de sécularisation. Cette « nouvelle évangélisation » est relayée en France par certains évêques et par les communautés « nouvelles » fondées dans les années 1970, comme l’Emmanuel ou Saint-Jean. Il s’agit de promouvoir explicitement la foi, mais aussi de réaffirmer la verticalité du prêtre, de défendre la famille… Dans ces groupes prédominent une logique d’entre-soi, une volonté de restauration des rôles (entre prêtres et laïques, entre hommes et femmes) et de certaines pratiques tombées en désuétude (dévotion mariale, adoration du Saint-Sacrement, chemins de croix dans l’espace public…). Ces catholiques ne sont pas seulement des pratiquants mais également des militants: antiavortement et anti-euthanasie, engagés sur les questions de sexualité et de genre, auxquelles ils opposent ce qu’ils appellent « la loi naturelle ». Il s’agit aujourd’hui de l’un des principaux pôles de recrutement du clergé : 20 % des séminaristes ordonnés en France en 2022 sont issus de la communauté Saint-Martin, qui a remis la soutane et la liturgie classique au goût du jour. Le cap restera le même sous Benoît XVI, qui était le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi de Jean-Paul II. En revanche, c’est sous son pontificat qu’éclatent les grands scandales sexuels et financiers, qui le pousseront à démissionner de sa charge.
A partir de 2018, les révélations de pédocriminalité dans l’Eglise française vont s’enchaîner. Quel impact ont-elles sur la désaffection des fidèles?
Cela a été un vrai séisme. En 2018, mais surtout en 2019 qui connaît un déluge d’affaires, certains fidèles ne voulaient même plus se dire catholiques. On a pu mesurer cet impact par les demandes de « débaptisation », qui consiste à se faire rayer des registres de l’Eglise. Il y a eu deux fois plus de requêtes que dix ans auparavant. Surtout, une véritable protestation de l’intérieur s’est fait jour. Il y a eu une baisse des dons (le denier du culte) significative. Plus intéressant encore, le débat sur la place des laïques et des femmes s’est trouvé redynamisé.
L’arrivée de François a-t-elle marqué une véritable rupture?
Depuis 2013, le pape François a suscité beaucoup d’espoir chez les catholiques les plus ouverts aux évolutions, et continue d’en susciter neuf ans plus tard. Mais si le ton a changé (« Qui suis-je pour juger? »), cela ne s’est pas accompagné de la « révolution » espérée: les normes conjugales demeurent inchangées, c’est la politique des petits pas vis-à-vis des femmes dont il a écarté tout accès à la prêtrise… Il est vrai qu’il fait face à une résistance conservatrice très virulente. C’est sur la question sociale (les pauvres et les migrants) qu’il s’est montré
le plus ferme. Mais c’est justement là qu’il divise le plus le catholicisme français, que François comprend d’ailleurs assez mal. Ses nominations d’évêques pour la France, son refus d’accepter la démission du cardinal Barbarin en plein scandale Preynat, ou encore la façon qu’il a eue de prêter l’oreille à ceux qui protestaient contre la méthodologie de la Ciase (Commission indépendante sur les Abus sexuels dans l’Eglise française) montrent qu’il est captif de sa frange la plus conservatrice.
En 2012, la Manif pour tous a révélé le visage identitaire du catholicisme français…
Elle marque le point d’orgue de la politique de remise en ordre impulsée par Jean-Paul II et reflète le glissement du centre de gravité du catholicisme français vers le pôle plus conservateur. La radicalisation de certains se traduit par exemple dans le ralliement du Mouvement conservateur (ex-Sens commun) à Eric Zemmour. Mais on aurait tort de ne considérer que ceux-ci : il reste des catholiques de gauche et du centre, et il y a surtout un large « ventre mou » de croyants, qui ne sont pas pris dans ces mouvements de politisation.
Que représente donc l’électorat catholique?
Durant la campagne présidentielle, la plupart des candidats l’ont soigné : Macron a fait traîner l’ouverture de la PMA ; Pécresse est allée voir les chrétiens d’Orient en Arménie ; Zemmour se positionne comme protecteur contre « l’invasion islamique »… Pourtant, si les catholiques penchent majoritairement à droite, voire à l’extrême droite depuis la dernière présidentielle où la digue est tombée vis-à-vis du FN, leur vote n’est pas si clair et tient plutôt de la chimère. Pour preuve François-Xavier Bellamy, qui apparaissait comme leur candidat naturel, a fait le plus mauvais score de LR aux européennes.
Comment l’Eglise française s’adapte-t-elle à la concurrence des autres cultes (islam, protestantisme évangélique…)?
Dans un premier temps, l’Eglise catholique a accueilli de manière ouverte, mais au fond assez paternaliste, les autres religions. Elle gardait une prééminence dans le dialogue avec les autorités publiques et s’imposait comme l’aînée. Mais on l’a vu récemment avec la loi séparatisme votée par le gouvernement ou avec l’interdiction des messes durant la crise sanitaire, ces rapports de force ont évolué. Elle est désormais traitée à égalité avec les autres. Cela a été un grand choc pour l’épiscopat et certains fidèles, dont les plus fervents, ont organisé des prières de rue pour manifester leur colère.
Quelle est encore la voix de l’Eglise en France?
Bien que minorée, l’Eglise catholique entend encore peser dans le débat public, notamment sur les questions de bioéthique. Mais l’épiscopat le sait, ses propos sont en partie disqualifiés par les scandales sexuels. Son vrai point fort, c’est sa dimension patrimoniale: on l’a constaté lors de l’incendie de Notre-Dame et de l’émotion collective qu’il a suscitée… C’est au nom du passé qu’elle entend être traitée différemment des autres cultes. Mais cela a un revers : c’est avouer qu’elle est en partie dévitalisée, muséifiée.
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