“L’ORDINATEUR, C’EST LA CIVILISATION DE L’ALPHABET”
1991. Dans un entretien à “l’Obs”, le sémiologue et écrivain italien Umberto Eco analyse la “surabondance d’écrit” de l’époque
UMBERTO ECO […] Grâce à l’ordinateur qui bouleverse ses relations avec l’image puisque, sur l’écran du computer, il y a des mots – ce qui n’était évidemment pas le cas sur l’écran de télévision. Nous assistons à une mutation de l’espèce que je résumerais ainsi : aujourd’hui, n’importe quel employé est capable de lire à une vitesse extraordinaire des informations sur un petit écran. L’ordinateur, c’est la civilisation de l’alphabet comme les civilisations, de la pyramide à l’église baroque, ont été celles de l’image. Alors les questions qui se posent désormais sont d’un autre ordre. Par exemple : l’alphabétisation par le computer réveille-t-elle ou non l’alphabétisation par le livre ? Comment la vitesse influence-t-elle notre façon d’absorber l’information ? La surabondance d’écrit – les imprimés et les publications en tout genre, la profusion névrotique des photocopies, l’irruption bouleversante de ces samizdats de plein air qui sortent du fax – est-elle génératrice de nouvelles maladies comme peut l’être l’excès de nourriture, après des siècles de famine ? […] [Une motivation], c’est la nécessité d’approfondir et de réfléchir, parce que l’audiovisuel laisse un sentiment d’insatisfaction. Ce n’est pas pour rien qu’il n’y a jamais eu autant de journaux, de livres, de monde dans les librairies. Parler d’une guerre entre le visuel et l’écrit me paraît donc totalement dépassé. Il faut au contraire analyser la synergie entre les deux. […] Je refuse l’attitude manichéenne des faux intellectuels pour lesquels l’écrit serait le bien et l’image le mal, l’un la culture, l’autre le vide. Rappelons que l’image c’était, c’est Vinci ou Raphaël, et qu’ils nous disent des choses que les mots ne peuvent pas dire. […]
« Le Nouvel Observateur » n° 1406 du 17 octobre 1991.