“LA PENSÉE SELON LA TECH”
Adrian Daub. C&F Editions, 180 p., 22 euros
C’est sans doute parce qu’il n’est pas un spécialiste du numérique qu’Adrian Daub le raconte si bien. Professeur à Stanford, il y enseigne la littérature comparée, une discipline qui, à première vue, n’a pas grand-chose à voir avec les technologies. Mais c’est ce prisme qui le rend sensible aux discours tenus autour de lui, dans cette université de la Silicon Valley où continuent de s’inventer la tech et les services de demain, dans cette région où fleurissent les start-up, les « business angels » et les sièges de Gafam. « Décrochage », « Contenu », « Génie », « Communication », « Désir », « Disruption », « Echec » : tels sont les titres des sept chapitres qui composent ce petit livre, sorte de glossaire critique d’un monde dont les mantras ont l’art de s’imposer à la planète entière. La grande force d’Adrian Daub est de ne pas être dupe – d’où un ton sarcastique pas désagréable – mais surtout d’aller voir d’où viennent ces concepts, d’en faire la généalogie, de dévoiler ce qu’ils cachent. Dans « Décrochage », il détricote l’ambiguë valorisation des geeks à succès (Mark Zuckerberg et bien d’autres) qui ont quitté l’université avant la fin de leur cursus, comme si l’essentiel – et surtout la réussite – s’apprenait ailleurs. Ce que cache ce storytelling : un antiélitisme un peu bêta, qui oublie que ces gens prennent bien peu de risques et prolongent dans les entreprises leur vie étudiante. « Contenu » est une analyse passionnante de l’influence du théoricien des médias Marshall McLuhan dans la Silicon Valley. Daub la voit dans le désintérêt des entreprises de la tech pour les « contenus » – en général fournis par les internautes euxmêmes –, leur seul souci étant de fabriquer des plateformes qui les transforment en bénéfices, sans assumer la responsabilité d’éditeur. Comment ne pas voir là une application de la célèbre phrase de McLuhan « Le médium, c’est le message », qui oublierait cependant que le théoricien canadien ne voyait pas forcément cette nouvelle d’un bon oeil ? Ailleurs, c’est l’héritage de l’écrivaine Ayn Rand qui est finement analysé. Quant au chapitre « Disruption », il fera plaisir à tous ceux qui doutent des bienfaits de la « start-up nation » qu’on nous avait promise un temps.