EXACTIONS EN CHAÎNE
Dans “le Silence des mots”, le grand reporter Michaël Sztanke et Gaël Faye ont recueilli la parole de trois rescapées du génocide des Tutsis qui accusent des soldats français de les avoir violées. Propos recueillis par Hélène Riffaudeau
Michaël Sztanke, qu’est-ce qui vous a poussé à tourner ce film à quatre mains avec Gaël Faye ?
Michaël Sztanke. Je connaissais son engagement depuis plus de vingt ans au sein du Collectif des Parties civiles pour le Rwanda (CPCR) qui vise à traduire devant les juridictions françaises les personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide. Dès l’écriture du projet, j’ai eu envie de lui proposer de m’aider à mettre en lumière l’histoire terrible et méconnue de ces trois femmes. C’est en 2019 que je me suis promis de leur consacrer un film. Cette année-là, j’ai réalisé « Rwanda, chronique d’un génocide annoncé », un premier documentaire sur la responsabilité de l’Etat français dans le massacre des Tutsis en 1994. J’ai alors découvert que plusieurs rescapées accusaient des soldats français de les avoir violées dans les camps de réfugiés qu’ils étaient supposés protéger, dans le cadre de l’opération Turquoise.
Gaël Faye. Ces femmes ont déposé des plaintes auprès des juridictions françaises. Après tout ce qu’elles ont enduré, elles ont eu le courage de venir à Paris dans l’espoir que justice soit faite, alors qu’elles n’avaient jamais quitté le Rwanda. Sans cela, je n’aurais pas pu participer au film, je ne me serais pas senti à ma place [né en 1982 au Burundi d’une mère tutsie, Gaël Faye s’est réfugié en France, le pays de son père, durant le génocide, NDLR]. J’espère vivement qu’il permettra de faire bouger les choses. Il faut savoir qu’aujourd’hui l’enquête est au point mort.
Comment êtes-vous parvenu à convaincre ces femmes de se livrer à visage découvert ?
M. S. Notre coproductrice au Rwanda, Dida Nibagwire, a joué un rôle important. Elle les connaissait et a pu les mettre en confiance. D’entrée de jeu, notre approche a consisté à ne pas faire d’interviews classiques, de manière à ne pas interrompre leur récit. Comme il a toujours été entendu de se focaliser sur leur parole, nous n’avons pas ajouté de commentaire au montage. Nous avons simplement posé la caméra et leur avons demandé si elles étaient d’accord pour qu’on les filme dans leur quotidien, afin qu’elles nous racontent leur vie d’avant 1994. Puis, à partir du moment où elles ont rassemblé assez de courage, elles ont pu livrer ce qui leur était arrivé au moment du génocide. L’une d’elles, Marie-Jeanne, a ainsi parlé plus de trois heures sans s’arrêter.
G. F. Il est très difficile pour les rescapés de confier ce qu’ils ont vécu. Par ailleurs, la population rwandaise a souvent eu le sentiment que les films sur ces événements tragiques trahissaient la réalité. Il faut aussi comprendre qu’il n’était pas non plus évident pour elles de faire confiance à des Français. Car notre pays résonne surtout avec le crime qu’elles ont subi et le déni qui s’est ensuivi. Avec Michaël, nous avons insisté sur le fait qu’elles étaient des témoins de l’Histoire. Et nous leur avons précisé qu’il n’était pas question de faire une enquête, ni de mettre en doute leur parole ou même de la mettre en parallèle avec celle de soldats
français. Ce n’est pas notre rôle : ce serait éventuellement celui de la justice.
Pour elles, l’horreur n’a cessé de s’ajouter à l’horreur…
M. S. En plus du génocide qu’elles ont vécu en tant que Tutsies, forcées de s’enfuir de chez elles, échappant de peu à la mort, assistant au massacre de leurs familles, certaines ont subi des violences sexuelles de la part de miliciens, comme le raconte Concessa dans le film, avant d’être agressées par ceux qu’elles voyaient pourtant comme des sauveurs.
G. F. Il faut comprendre leur traumatisme profond : elles ont été agressées sexuellement dans les camps où elles avaient trouvé refuge par ceux-là même qui étaient censés les protéger. C’est vertigineux.
M. S. De son côté, l’armée française nie catégoriquement ces exactions… Elle se contente d’évoquer d’éventuels faits de prostitution.
D’autres femmes ont-elles dénoncé des crimes similaires ?
M. S. Oui, trois autres rescapées ont déposé plainte. Toutes évoquent d’autres cas que les leurs. Souvent, ces viols ont été répétés, ils ont été commis par des militaires issus de corps différents dans deux camps de réfugiés distants de plus de 150 kilomètres, Nyarushishi et Murambi. Dès lors, ces crimes ne peuvent pas être considérés comme des actes individuels et isolés.
La question de ces viols est d’autant plus complexe qu’elle s’inscrit dans celle, plus vaste, de la responsabilité de la France pendant le génocide.
M. S. Dans le rapport Duclert rendu public en mars 2021, la commission d’historiens mandatés a conclu à « un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes » au sein de l’Etat français, tout en écartant l’idée d’une complicité de génocide. Mais dans les pages consacrées à l’opération Turquoise, il n’y a pas une ligne sur les comportements ou abus des soldats. Les plaintes de ces femmes ont pourtant été déposées bien avant la rédaction du rapport. Et leur qualification en tant que « crime contre l’humanité » et non comme « simple » viol – car les victimes auraient été agressées en tant que Tutsies – les rend pourtant capitales. Avec une telle omission, les conclusions de la commission de recherche ne sauraient signer la fin du travail de vérité sur le rôle de la France au Rwanda.
G. F. A la suite de la publication du rapport, Emmanuel Macron s’est rendu à Kigali, en mai 2021, pour reconnaître « nos responsabilités ». Il a alors affirmé, sans ciller, que l’Armée française n’avait rien à se reprocher. Comment est-ce possible quand on entend ces récits ? Comment la France a-t-elle pu soutenir un gouvernement ayant commis un génocide, puis, trois mois plus tard, envoyer des soldats supposés sauver les survivants de celui-ci ? Certaines femmes, comme on l’entend dans le film, affirment que les militaires les ont agressées parce qu’elles étaient tutsies, les ont prises en photo dans des situations d’humiliation, tout en riant. Or il existe un fantasme, une idéologie autour des Tutsies qui remontent aux clichés racistes fabriqués par la colonisation, que l’on retrouvait d’ailleurs dans la propagande du Hutu Power [mouvement d’extrémistes hutus partisans du nationalisme ethnique impliqué dans le génocide, NDLR].
Ce film a-t-il été une catharsis pour celles qui sont revenues pour la première fois sur les lieux où les viols ont été commis ?
M. S. Ces voyages à Nyarushishi et à Murambi ont permis une libération de la parole. A l’origine, ils n’étaient pas prévus. Notre productrice avait demandé à chacune de ces femmes où elle souhaitait être filmée. A notre grand étonnement, Marie-Jeanne a proposé de retourner à Nyarushishi, le camp de réfugiés où elle a été violée. Evidemment, nous avons beaucoup réfléchi avant d’accepter, nous savions qu’une telle expérience serait émotionnellement très difficile pour elle. Pour que l’épreuve soit moins pesante, nous avons suggéré que les victimes se rendent toutes ensemble dans les deux camps où elles ont été agressées. G. F. Là, le film a pris une autre dimension en abordant la question cruciale de la transmission. Certaines, comme Concessa, n’avaient jamais évoqué ce qui leur était arrivé avec leurs filles. Or, quand ces dernières ont entendu parler du projet, elles ont souhaité en faire partie. Sur place, non seulement la parole s’est libérée, mais elles ont aussi pu découvrir d’où venaient leurs familles : ces camps sont situés dans les régions natales de leurs mères, que celles-ci ont dû quitter dans la terreur, du jour au lendemain.
“IL FAUT COMPRENDRE LEUR TRAUMATISME : CES FEMMES ONT ÉTÉ AGRESSÉES SEXUELLEMENT DANS LES CAMPS DE RÉFUGIÉS PAR CEUX QUI ÉTAIENT CENSÉS LES PROTÉGER.” GAËL FAYE
SÉRIE AMÉRICAINE DE SILKA LUISA (2022)
Avec Elisabeth Moss, Wagner Moura. 8 épisodes. A partir du 29 avril.
Dans le sous-genre du voyage dans le temps, cette adaptation classieuse d’un bestseller dans lequel un tueur en série poursuit sa proie à travers diverses époques se pose là. Par ce puissant outil scénaristique, la showrunneuse Silka Luisa démontre combien la masculinité toxique perdure, et avec elle son lot de souffrances indélébiles. L’histoire est racontée du point de vue d’une rescapée du tueur vivant avec les séquelles de son agression. En proie à des crises de panique et à des visions, Kirby végète au service des archives d’un quotidien de Chicago quand la découverte d’un cadavre par la police la renvoie à son traumatisme. Bien sûr, Elisabeth Moss (photo), grande actrice de la souffrance et de l’enfermement depuis « Mad Men » jusqu’à « la Servante écarlate », excelle dans le rôle de celle qui va devoir affronter son passé et son bourreau. Avec pour allié Wagner Moura (photo), l’acteur révélé par « Narcos », qui incarne ici un journaliste. Comme souvent avec Apple TV+, on ne vole pas le spectateur sur la qualité du spectacle ni sur les moyens mis en oeuvre : Silka Luisa confie s’être inspirée des grands polars paranoïaques des années 1970 du genre de « Klute » d’Alan Pakula, et ça se voit. Ceci posé, il manque dans ce bel ouvrage un grain de folie, une virtuosité que d’autres séries récentes (« Outer
Range » ou « Severance », par exemple) réussissent à cultiver. On se consolera avec le fait que la série n’observe pas le serial killer d’un oeil fasciné mais comme une banale figure du mal, un misogyne comme les autres, ou presque.