L'Obs

Le troisième tour

- Par DANIEL COHEN Président de l’Ecole d’Economie de Paris D. C.

L’axe droite-gauche est réputé dépassé, mais c’est pourtant lui qui explique le second tour, les électeurs de gauche en étant de facto devenus les arbitres. Quand on leur demande leur avis, la plupart des gens savent parfaiteme­nt se situer sur cet axe et la significat­ion qu’ils donnent de cet autopositi­onnement est elle-même simple à comprendre. C’est sur le terrain des valeurs qu’ils se situent. La gauche est le parti de l’émancipati­on, la droite celui de la tradition. Le politologu­e Benjamin Enke et ses coauteurs ont montré que le gradient droite-gauche est partout de même nature : il oppose l’universali­sme de la gauche à ce qu’on peut appeler le « localisme » de la droite (1). L’écologie, aujourd’hui clairement ancrée à gauche, est devenue parfaiteme­nt représenta­tive de cette polarisati­on.

Mais l’axe culturel n’est pas le seul à définir la vie politique. Il y a aussi la question sociale. Longtemps alignées, ces deux dimensions (culturelle/sociale) se sont progressiv­ement découplées. Comme il a été mille fois noté, Marine Le Pen est loin devant ses rivaux, y compris de gauche, pour ce qui est du vote ouvrier. Or c’est la question sociale qui a décidé du premier tour, mettant en tête, au sein de chaque camp, celui qui en était le portedrape­au. A l’extrême droite, Zemmour avait développé un programme basé sur la seule question de l’identité nationale : il s’est effondré face à Le Pen, qui parlait pouvoir d’achat. Pécresse a essayé d’imiter le langage de Ciotti : elle a été écrasée par Macron, qui a parlé de retraites et de droits de succession. Le fait enfin que la gauche ait convergé vers Mélenchon, dont l’un des thèmes majeurs a été la retraite à 60 ans, plutôt que vers Jadot, est le signe que l’écologie comme valeur en soi n’a pas réussi à s’imposer. Il n’y a aucune surprise à cela : la campagne du premier tour a été dominée par l’inflation et le pouvoir d’achat, loin devant tous les autres thèmes, qu’il s’agisse du réchauffem­ent climatique ou de l’immigratio­n.

Au vu de la prééminenc­e de la question sociale, la bataille s’annonçait serrée entre Macron et Le Pen au soir du 10 avril. Dans une simulation faite par l’Ifop en sortie des urnes, photograph­ie de l’opinion à ce moment précis de la campagne, ce sont 58% des salariés qui se préparaien­t à voter Le Pen ! Les dirigeants d’entreprise se prononçaie­nt en sa faveur à 56%, les fonctionna­ires à 54% ! Macron ne triomphait que chez les retraités et les profession­s supérieure­s. Jamais un découpage aussi chirurgica­l de la société n’avait été aussi visible. Macron pouvait craindre de dresser contre lui les forces vives du monde du travail, exaspéré entre autres par sa réforme des retraites.

Mais, une fois de plus, les choses ne se sont pas passées comme prévu. Entre le premier et le second tour, la campagne a changé de visage. C’est sur le terrain des valeurs qu’elle est retournée s’installer. Le Pen a perdu le script du premier tour. Privée de la « protection » que lui donnait Zemmour, il a bien fallu qu’elle s’explique sur la préférence nationale, le voile, Poutine, le réchauffem­ent climatique… Son débat de second tour était raté avant même de commencer. Il redevenait impossible pour le plus grand nombre des électeurs de gauche de voter pour un candidat d’extrême droite.

L’élection se termine et déjà se prépare le troisième tour, celui des législativ­es. En 2017, les Français avaient voulu donner au nouveau président les moyens de gouverner. Ce sera plus difficile cette fois-ci. La question sociale devrait faire son retour : l’inflation bat tous les records, elle atteint déjà 7,5% en zone euro, et la question du pouvoir d’achat restera centrale. La République en Marche, qui se destinait à devenir le grand parti d’une droite élargie, va devoir réajuster son offre. Il faut espérer pourtant que les législativ­es ne se limiteront pas à un concours Lépine des baisses d’impôts et de taxes. C’est un nouvel équilibre entre la valeur et les valeurs, auquel chaque camp devra réfléchir.

(1) « Moral Universali­sm and the Structure of Ideology », Harvard.

Il faut espérer que les législativ­es ne se limiteront pas à un concours Lépine des baisses d’impôts et de taxes.

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