L'Obs

Les inédits de Céline

Plusieurs romans de l’auteur de “Voyage au bout de la nuit”, qui avaient disparu à la Libération, vont enfin être publiés par Gallimard. Le premier sort le 5 mai

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER ET ÉLISABETH PHILIPPE

1 “GUERRE”

C’est sous ce titre que paraîtra, le 5 mai, chez Gallimard, un roman de 192 pages totalement inédit de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961). Dans un style à mi-chemin entre « Voyage au bout de la nuit » (1932) et « Mort à crédit » (1936), Ferdinand y raconte comment, blessé au front en 1914, il s’est trouvé en proie à des hallucinat­ions et des bourdonnem­ents incessants : « J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête », dit-il vingt ans plus tard.

2 TRÉSOR

« Guerre » vient des très nombreux manuscrits qui auraient été volés chez Céline, quand il a fui Paris pour Sigmaringe­n en juin 1944. Un « trésor » de milliers de feuillets, qui a fait une réappariti­on spectacula­ire en août 2021 : l’ancien journalist­e de « Libération » Jean-Pierre Thibaudat, qui les détenait secrètemen­t, avait contacté les ayants droit de l’écrivain pour faire enfin publier ces textes mythiques.

3 JUSTICE

Le ton est vite monté du côté des héritiers de Céline, dont les droits tomberont dans le domaine public en 2031. L’avocat François Gibault et Véronique Chovin ont porté plainte pour « recel de vol » contre Thibaudat, et récupéré les manuscrits. La justice a classé la plainte, en estimant qu’il est impossible de prouver qu’ils ont été volés à la Libération. Tout simplement.

4 INVENTAIRE

Gallimard a mobilisé en urgence des céliniens reconnus, comme le professeur Henri Godard : après « Guerre », ils espèrent à l’automne sortir « Londres », qui en est la suite sur 450 pages, mais aussi « la Volonté du roi Krogold », légende médiévale que Céline avait tenté en vain de publier. Une version complétée de « Casse-Pipe », qui raconte la vie de caserne à la veille de 1914, est annoncée début 2023. Le « trésor » contient aussi des lettres, des documents et le manuscrit de « Mort à crédit ».

5 PORNO

Une infirmière « branleuse » qui caresse les blessés parmi les agonisants, une prostituée qui piège les soldats anglais, un Ferdinand voyeur qui se régale… Dans « Guerre », le corps-à-corps a moins lieu sur le champ de bataille qu’à l’hôpital et l’hôtel. Ce texte de premier jet comporte des scènes pornograph­iques bien crues. La suite, « Londres », semble tout aussi cochonne.

6 ANTISÉMITI­SME

Ecrivain génial, Céline est aussi sinistreme­nt célèbre pour l’antisémiti­sme viscéral qu’il a exprimé à partir de 1937 dans des pamphlets d’une violence inouïe. On n’en trouve pas trace dans les romans retrouvés, qui sont antérieurs. Il y aurait même, dans « Londres », le très beau portrait d’un médecin juif qui initie Ferdinand à la lecture.

7 EXPOSITION

Le 6 mai s’ouvre à la Galerie Gallimard, à Paris, l’exposition « Céline, les manuscrits retrouvés ». Les fameux inédits y côtoieront des tirages originaux de photos de l’époque. Sur l’une, Céline pose sagement entre ses parents. Ce qui n’empêche pas Ferdinand de dire, dans « Guerre » : « Jamais vu ou entendu quelque chose d’aussi dégueulass­e que mon père et ma mère. »

8 FILLE CACHÉE

La rumeur court. Durant la Première Guerre, l’auteur de « Voyage… » aurait eu une fille avec Alice David, qui l’a soigné à Hazebrouck après qu’il a été blessé au bras. L’infirmière lubrique de « Guerre » peutelle être un double d’Alice David ? François Gibault, biographe de Céline, le réfute fermement.

9 FAUSSES PISTES

Mais qui a bien pu confier les manuscrits à Jean-Pierre Thibaudat ? L’ex-journalist­e de « Libé » invoque bizarremen­t le « secret des sources ». Dans cette histoire folle, un nom revient : Oscar Rosembly, qui aurait perquisiti­onné l’appartemen­t de Céline en 1944, puis transmis le « trésor » à sa fille, installée en Corse, qui l’aurait à son tour remis à Thibaudat. Lui nie ce scénario. Les feuillets sont-ils alors passés entre les mains des résistants du réseau auquel appartenai­t sa mère Gilberte ? Mystère.

10 À SUIVRE…

Une chose est sûre : Jean-Pierre Thibaudat espérait être associé à la publicatio­n de ces inédits, qu’il affirme avoir laborieuse­ment déchiffrés. Or Gibault, dans son avant-propos à « Guerre », ne mentionne même pas son nom. Cette indifféren­ce le pousserat-elle, un jour, à parler ?

Son avocat, Emmanuel Pierrat, le laisse entendre.

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