L'Obs

Les exfiltreur­s

L’auteur du “Royaume” suit, pour “l’Obs”, le procès historique qui se tient au palais de justice de Paris. Cette semaine, les trois copains qui ont aidé Abdeslam dans sa fuite

- Par EMMANUEL CARRÈRE

0032-486-977-742, est-ce que c’est un numéro facile à retenir ? On s’est disputé là-dessus lors du dernier interrogat­oire de Mohammed Amri, un des trois Molenbeeko­is qui ont exfiltré Salah Abdeslam, la nuit du 13 novembre. Abdeslam était parti se faire exploser sans téléphone, on n’a pas besoin de téléphone pour se faire exploser. Quand il y a renoncé, et commencé à chercher un moyen de rentrer, il est entré dans une boutique, quelque part entre le 18e arrondisse­ment et la banlieue sud, pour en acheter un dans lequel il n’avait évidemment pas sa liste de contacts. S’il a pu appeler Mohammed Amri, c’est donc qu’il connaissai­t son numéro par coeur. Pourquoi connaissai­t-il son numéro par coeur, alors que depuis l’avènement du portable nous ne connaisson­s, tous, que très peu de numéros par coeur, souvent aucun ? D’après l’accusation, parce qu’ils étaient très proches – ce qui n’est pas bon pour Amri. D’après Amri et ses avocats, parce que le numéro est facile à retenir. C’est subjectif.

Quoi qu’il en soit, c’est à 22h30 que Mohammed Amri reçoit au Samu social de Molenbeek, où il travaille, un appel d’Abdeslam qui lui dit qu’il est en France, qu’il a eu un « sale crash », et qu’il a besoin d’aide. Il ne le sait pas encore mais « c’est là, dira-t-il, où mon cauchemar commence ». Abdeslam pleure au téléphone, alors que ce n’est pas le genre de garçon à pleurer. Il ne dit pas ce que c’est, au juste, le « sale crash » : panne, accident de voiture, bagarre, il ne dit pas non plus où il est, en France c’est tout, et quand Amri, un peu plus tard dans la soirée, apprend qu’il y a eu de terribles attentats à Paris il ne fait pas le rapprochem­ent. L’accusation en doute, et pense qu’il est allé en connaissan­ce de cause sauver un combattant de l’Etat islamique, la défense le peint comme un bon gars naïf qui ne laisse pas tomber un ami dans le pétrin. Un véritable ami, tout le monde sait ça, c’est celui qu’on peut appeler à 4 heures du matin parce qu’on a fait une connerie, et il rapplique avec, dans le coffre de sa voiture, le tapis dans lequel rouler le cadavre. Amri est ce genre d’ami. Il ne peut pas venir tout de suite, mais il pense à leur copain Hamza Attou, un frêle dealer qui exerce au fameux café des Béguines où se retrouve toute la bande. Attou n’a ni voiture ni permis, le permis, c’est un détail, la voiture, en revanche, c’est sûr qu’il en faut une. Abdeslam appelle toutes les cinq minutes, insiste, pleure. Finalement, Amri et Attou prennent la route dans la Golf d’Amri. Ils roulent en écoutant de la musique, bien défoncés – ce qu’ils sont du matin au soir. A les en croire, ils n’ont pas parlé des attentats. Par le caissier de la station-service où ils s’arrêtent pour faire le plein, Attou apprend qu’il s’est passé des trucs chelous à Paris mais comme il ne s’intéresse pas à l’actualité, il ne percute pas davantage. D’ailleurs, jurent-ils tous les deux, ils ne savaient pas qu’ils allaient à Paris. Abdeslam leur a donné une adresse à Châtillon, ils ont entré « Châtillon » dans le GPS sans savoir que Châtillon, c’est la proche banlieue de Paris, ç’aurait pu être dans le Cantal, c’était pareil.

5h30 du matin : ils retrouvent Abdeslam au pied d’une HLM au milieu de nulle part. Il est très mal, en sueur, respire fort, et lâche tout de suite qu’il leur a menti, que le « sale crash », c’était ça : ces énormes attentats. Son frère Brahim devait se faire sauter, il ne sait pas s’il l’a fait, il devait se faire sauter lui aussi, il était le dixième du commando, il faut rentrer, rentrer au plus vite à Bruxelles. Si ralentis que soient les deux autres, ils tombent du centième étage dans cet état second, fièvre et panique, qu’ils décrivent tous deux de façon convaincan­te. L’accusation et les avocats de parties civiles les bombardero­nt de questions rationnell­es, négligeant l’évidence qu’ils n’agissaient pas de façon rationnell­e. Oui, s’ils avaient été des citoyens responsabl­es, ils lui auraient dit : « Tu descends immédiatem­ent, on veut bien aider un copain qui a fait une connerie, pas protéger un terroriste. » Ou ils auraient pris la fuite pendant qu’il allait aux toilettes à la station-service. Ou ils auraient appelé la police. S’ils avaient connu la différence pénale entre le recel de malfaiteur (pas trop grave) et l’associatio­n de malfaiteur­s à but terroriste ( jusqu’à trente ans de réclusion), ils y auraient réfléchi à deux fois. Malheureus­ement ils n’étaient pas en état d’y réfléchir à deux fois. Amri répète tout le temps qu’il était « tétanisé » et l’adjectif, à force, lasse, on a l’impression que ses avocats le lui ont soufflé, mais je pense qu’il décrit exactement son état. Et puis, comme dit Attou : « Quand Salah a dit qu’il était cramé, moi, déjà, en tant que dealer, ça me parle. » Le voyage aller était brumeux mais cool, le voyage retour est un cauchemar fiévreux. Abdeslam, à l’arrière, somnole, sa capuche baissée. A un moment, Amri lui aurait dit : « C’est pas bien, ce que vous avez fait », et il aurait répondu : « Ferme ta gueule, tu connais rien à la religion. »

De retour à Bruxelles, Amri n’a qu’une obsession c’est se barrer, rentrer chez lui, mettre la tête sous

Si Amri et Attou avaient été des citoyens responsabl­es, ils auraient dit à Abdeslam : “Tu descends immédiatem­ent, on veut bien aider un copain qui a fait une connerie, pas protéger un terroriste.”

l’oreiller en essayant de se raconter qu’il ne s’est rien passé et que tout ça n’était qu’un mauvais rêve. Abdeslam a besoin de vêtements de rechange, d’une coupe de cheveux, d’un dernier convoyeur pour l’amener à la planque où il espère retrouver les autres tout en redoutant, à juste raison, leur accueil. Attou appelle son copain Ali Oulkadi, qui les rejoint sans penser à mal, supposant que c’est pour un deal, la base de leurs relations. Oulkadi est quand même surpris de trouver Attou et Amri au café avec Abdeslam, qui tient des propos assez confus, cette fois encore, d’où il est difficile de ne pas conclure qu’il est lié aux attentats dont tout le monde parle maintenant. « A aucun moment, dit pourtant Oulkadi, je n’ai pensé que j’étais en train d’aider un terroriste. Pour moi, un terroriste, c’est Ben Laden. Je l’ai pas vu comme un terroriste mais comme un petit du quartier, toujours gentil, souriant, alors, forcément, j’ai pensé qu’il était dans la merde, qu’il était pris dans quelque chose qui le dépasse. » Il l’aidera dans la dernière ligne droite. Le déposera quelques kilomètres plus loin. Amri, de son côté, est rentré chez lui, sa femme lui a fait des oeufs, il a mangé, essayé de dormir, pas dormi, il a été arrêté à 15h30, Attou à 16 heures, Oulkadi une semaine plus tard. Il garde de cette semaine un souvenir flou mais le regret persistant de n’être pas allé au commissari­at comme il a constammen­t pensé le faire, tout en repoussant d’heure en heure le moment de le faire.

Amri est en prison depuis. Les deux autres comparaiss­ent libres après deux ans et demi de détention provisoire. Ils assistent aux audiences devant le box, on les voit arriver le matin, repartir le soir. Beaucoup de gens, y compris parmi les parties civiles, les ont pris en pitié, ces trois pauvres diables, et même en sympathie. J’ai décrit dans une précédente chronique leurs difficiles conditions de vie, loin de chez eux, pendant cette année de procès. A la fin de son dernier interrogat­oire, Oulkadi s’est tourné vers Abdeslam : « Je t’en veux, Salah, a-t-il dit, je t’en veux énormément. Ma vie a été brisée, mes proches sont abîmés, mon père a perdu la moitié de son poids, je suis obligé de dire à ma fille que j’ai trouvé du travail en France sans oser lui avouer ce que j’y fais, et tout ça c’est à cause de toi et de ton frère. J’avais rien demandé, j’ai rien à voir avec tout ça, alors à aucun moment je me compare aux victimes, tout ce que je dis, c’est que je mérite pas ce qui m’est arrivé. Et je remercie tous ceux qui me parlent, ici, tout ceux pour qui je suis pas seulement un accusé du 13-Novembre mais Ali. » L’évidente sincérité d’Oulkadi a ému tout le monde. A la suspension d’audience, nous étions beaucoup à l’entourer, à lui dire qu’il avait réussi son oral, qu’on était confiants et contents pour lui. Quand ç’a été, le lendemain, le tour d’Abdeslam, il leur a demandé pardon à tous les trois, et autant les excuses qu’il a adressées aux victimes m’ont paru compassées, autant celles-ci, adressées aux copains de Molenbeek dont il a foutu les vies en l’air, j’y ai cru.

Cette chronique, écrite pour « l’Obs », est reprise dans « la Repubblica », « El País » et « le Temps ».

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