L'Obs

“MACRON NE BENEFICIER­A D’AUCUN ETAT DE GRACE”

Au lendemain du scrutin, le politiste Vincent Martigny juge le contexte inédit : un espace politique recomposé, un président qui ne pourra pas briguer un troisième mandat, et une part croissante de la population qui s’estime mal représenté­e

- Propos recueillis par ALEXANDRE LE DROLLEC

Le contexte de la réélection d’Emmanuel Macron est inédit. Certes, Marine Le Pen a échoué. Mais la candidate d’extrême droite a rassemblé 41,46 % des voix au second tour. Ce score influera-t-il sur la manière dont le président exercera le pouvoir durant son second mandat ?

Si le président de la République prend la mesure de la situation historique dans laquelle il se trouve, il devra montrer qu’il a entendu le message que lui a adressé une partie des Français. Mais le fera-t-il ? Se sentira-t-il réellement « obligé » par ce vote, comme il l’a rmait dès sa victoire sur le Champ-de-Mars ? Prendra-t-il, par exemple, la responsabi­lité d’amender les règles du jeu institutio­nnel afin que les opposition­s puissent, à terme, être mieux représenté­es ? La fatigue démocratiq­ue, concept qui a été beaucoup questionné durant cette campagne, est directemen­t liée à ce problème de représenta­tion. Or, sans changement, cette fatigue perdurera. S’il ne s’empare pas de cet enjeu, Emmanuel Macron s’expose à des déconvenue­s rapides. Justement parce que le contexte est inédit. L’espace politique s’est recomposé autour de trois pôles majeurs mais instables : la gauche populaire, le centre droit libéral et l’extrême droite. Et cette extrême droite a, devant elle, un espace qui peut encore s’étendre. Durant l’entredeux-tours, le candidat Macron a avancé l’idée de créer une commission transparti­sane censée réfléchir à la rénovation des institutio­ns. Il a fait un pas en esquissant l’idée d’un supplément de démocratie directe par le fait de décliner des convention­s citoyennes sur des sujets comme la fin de vie, mais cela ne su ra pas.

Une campagne présidenti­elle a traditionn­ellement vocation à purger certaines tensions dans la société française. Celle qui vient de s’achever aura-t-elle cette vertu ?

Je ne crois pas. Emmanuel Macron a remporté son duel face à Marine Le Pen à l’issue d’une confrontat­ion projet contre projet et d’un débat qui aura été, somme toute, utile et nécessaire. Mais il subsiste un problème de taille : aussi légitimes soient-ils, ces candidats n’ont fédéré à eux deux, au premier tour, « que » 51 % des suffrages exprimés et 36 % des inscrits sur les listes. Par conséquent, et à ce titre, la moitié des Français qui ont voté ont toutes les raisons de se sentir frustrés par cette élection. Il y a, par ailleurs, chez les électeurs un autre motif de déception tout aussi légitime lié au fait que pléthore d’enjeux n’ont pas été abordés durant cette campagne. Je pense à la culture, à l’agricultur­e, ou à l’environnem­ent évoqué à la va-vite, entre autres sujets majeurs. Quatre sujets ont été débattus : la santé, la politique internatio­nale et européenne, les retraites et le pouvoir d’achat. Pour le reste, il n’y a pas eu de débat. Ou quasiment pas. En dehors de ces grandes thématique­s qui ont dominé la campagne, nul ne sait ce qui sera décidé sur la plupart des sujets. Il y aura indubitabl­ement des clarificat­ions supplément­aires lors des élections législativ­es. Mais on pouvait attendre mieux du principal rendez-vous démocratiq­ue de notre pays.

A l’inverse de François Mitterrand et de Jacques Chirac, Emmanuel Macron est parvenu à renouveler son bail à l’Elysée sans passer par l’étape de la cohabitati­on. Est-ce à mettre à son crédit ?

Au sien ou au vide abyssal qu’il y avait en face de lui ? Nous sommes dans une phase de « réaligneme­nt politique ». De nouveaux clivages émergent et restructur­ent le champ politique. Dans ce nouveau monde qui tarde à advenir, être un poisson capable de nager à gauche comme à droite est un atout. Certes, Emmanuel Macron a des points d’ancrage idéologiqu­e: foi en l’Europe, défense d’un présidenti­alisme fort, croyance dans le techno-libéralism­e. Mais le secret de sa longévité, et l’explicatio­n de sa réélection, réside avant tout dans sa grande plasticité idéologiqu­e. Ses dogmes évoluent avec les circonstan­ces.

“LA MOITIÉ DES FRANÇAIS QUI ONT VOTÉ ONT TOUTES LES RAISONS DE SE SENTIR FRUSTRÉS PAR CETTE ÉLECTION.”

Quoi qu’il advienne, le deuxième mandat d’Emmanuel Macron sera son dernier, la Constituti­on ne permet pas d’en faire un troisième de suite. Par ailleurs, il n’aura pas d’élections locales à mener avant 2026, soit à la toute fin de son quinquenna­t. Diriez-vous qu’il aura, cette fois, les coudées franches pour gouverner ?

Je serais plus prudent. Car cela dépendra avant tout du résultat des élections législativ­es. Si, par exemple, Edouard Philippe parvient avec son parti Horizons – rejoint par une partie de LR – à créer une force d’appoint susceptibl­e de proposer à Emmanuel Macron un contrat de gouverneme­nt, le président n’aura pas véritablem­ent les coudées franches. C’est ce que Jacques Chirac avait essayé de faire avec Valéry Giscard d’Estaing en 1974 en tentant de l’emprisonne­r dans un contrat de gouverneme­nt avec la droite classique. Mais si Emmanuel Macron disposait en juin d’une majorité absolue, il ne faudrait pas pour autant s’en réjouir. Hyperprési­dence, mépris des contre-pouvoirs : le président a une conscience aiguë des problèmes posés par sa pratique du pouvoir durant son premier quinquenna­t. Mais saura-t-il aller contre sa nature? On peut l’espérer, mais rien ne l’indique jusqu’ici. Notre société est en permanence en mouvement. Et lorsque cette société n’a pas l’occasion de trancher un certain nombre de débats lors d’une élection présidenti­elle et qu’elle n’est plus justement représenté­e dans les institutio­ns, il y a fort à parier que l’expression naturelle se fasse par d’autres moyens, à commencer par la rue. A fortiori dans un pays comme la France.

Dans votre essai « le Retour du prince » (Flammarion), paru en 2019, vous notiez qu’Emmanuel Macron incarnait la « manifestat­ion chimiqueme­nt pure de la Ve République ». Alors qu’il débute son nouveau mandat, ce même Emmanuel Macron vante une « nouvelle méthode » de gouverneme­nt basée sur la concertati­on et l’écoute. Faut-il le croire ?

Emmanuel Macron est tout sauf naïf : il sait bien que son exercice du pouvoir – solitaire et vertical – a fait débat. S’il veut réussir son deuxième quinquenna­t, il va devoir effectivem­ent changer de méthode. Faire oublier ce « monarque républicai­n » que les Français ont vu dès sa prise de fonction en 2017. Dans le cas contraire, il s’expose, là encore, à des déconvenue­s immédiates. Car il ne bénéficier­a d’aucun état de grâce. Si les attentes à son égard ne sont pas très élevées, les critiques, en revanche, seront extrêmemen­t vives s’il donne le sentiment que rien ne change. Faire savoir que l’on exerce autrement le pouvoir peut sembler facile en apparence. Mais cela peut être, pour lui, un exercice peu évident. Car cette nouvelle méthode basée sur la concertati­on vient contredire en tout point son caractère profond. Prenez la perspectiv­e de ce grand débat permanent : le président, qui a ce besoin viscéral de convaincre et d’imposer son point de vue jusqu’à donner le sentiment d’écraser les autres par son intelligen­ce supposée, va devoir écouter et surtout accepter les compromis. La démocratie, c’est avant tout « la compétence des incompéten­ts », comme le dit le philosophe Jacques Rancière, c’est-à-dire un système dans lequel la délibérati­on avec les citoyens, quel que soit leur niveau de compétence, est la clé de la légitimité politique.

Quel regard portez-vous sur ce grand parti unique qu’ambitionne de fonder Emmanuel Macron et au sein duquel devraient cohabiter les différente­s composante­s de la majorité ?

Dans une France en pleine recomposit­ion anthropolo­gique, culturelle, politique et sociale, tout fantasme de consensus à travers la tentation d’un parti unique est une mauvaise idée. Bien sûr, il n’est pas illégitime que le président réélu souhaite avoir un parti à sa main et au sein duquel il pourrait fédérer l’ensemble de ses alliés. Mais à mon sens, nous vivons une ère propice aux coalitions. Et dans le paysage fragmenté que nous connaisson­s actuelleme­nt, seules ces coalitions peuvent permettre d’exprimer les nuances d’opinion du pays. Quoi qu’il en soit, c’est un projet qui me paraît difficile à mettre en oeuvre.

Pourquoi cette méfiance à l’égard de ce « fantasme du consensus » ?

Parce que le véritable consensus n’existe que dans des régimes autoritair­es qui étouffent les conflits par la violence et la répression. Les démocratie­s reposent, à l’inverse, sur l’idée de contradict­ion, de critique, de conflit. C’est pourquoi la liberté d’expression est à ce point une vertu cardinale en démocratie. Le peuple soudé par sa tête, c’est le fantasme des populistes, de l’extrême droite et des dictateurs. Une démocratie qui fonctionne est une démocratie qui permet à une majorité de gouverner et qui, en même temps, garantit aux opposition­s les moyens de se faire entendre de manière constructi­ve.

Le macronisme survivra-t-il à Emmanuel Macron ? Ou n’est-il, à vos yeux, qu’une parenthèse dans notre histoire politique qui se refermera donc en 2027 ?

Le mouvement macroniste est à ce point personnali­sé que je ne vois pas de quelle manière il pourrait survivre à Emmanuel Macron. En revanche, l’espace politique que ce dernier a ouvert dès 2017 n’est pas de nature, lui, à se refermer. Il est même tout à fait possible qu’il continue d’évoluer. Par ailleurs, de quoi parlet-on exactement quand on parle de macronisme ? Je le définis comme un mouvement mêlant libéralism­e économique, bonapartis­me politique et modernisme proeuropée­n. Avec cette singularit­é propre à Emmanuel Macron: il est capable d’être de gauche ou de droite selon les circonstan­ces. Le chef de l’Etat n’a pas de tabou et son élasticité idéologiqu­e est grande. A ce titre, il correspond parfaiteme­nt à l’époque et la société post-idéologiqu­e dans laquelle nous évoluons. Aujourd’hui, une partie de la société – celle-là même qui refuse les utopies – rêve d’être uniquement gouvernée par le réel. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde! Et cela constitue un obstacle à la pérennité du macronisme: le techno-libéralism­e d’Emmanuel Macron n’offre aucun horizon. Il est englué dans l’ici et maintenant, et dans l’hyperpragm­atisme. ■

“LE CHEF DE L’ÉTAT N’A PAS DE TABOU ET SON ÉLASTICITÉ IDÉOLOGIQU­E EST GRANDE. À CE TITRE, IL CORRESPOND PARFAITEME­NT À L’ÉPOQUE.”

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Le soir même des résultats du second tour, des manifestat­ions étaient organisées à Paris.

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