Madame Europe
Covid, Brexit, Ukraine… La première femme à la tête de la Commission a su naviguer entre les crises pour redonner du sens à l’Union européenne. A l’arrivée à Bruxelles de cette Allemande réputée pour son austérité, c’était pourtant loin d’être gagné…
Elle n’a fendu l’armure qu’une seule fois. C’était en juin 2020. L’heure était grave. Emmanuel Macron et Angela Merkel venaient de claquer la porte d’une réunion avec les « pays frugaux » (Pays-Bas, Danemark, Suède, Autriche), qui rejetaient leur projet d’emprunt européen pour sauver les économies des Vingt-Sept ravagées par le Covid. Avant de monter se coucher, ils s’étaient arrêtés au bar de leur hôtel bruxellois pour prendre un verre. C’est alors que le téléphone a sonné. Ursula von der Leyen voulait les rejoindre. L’ancienne ministre allemande de la Défense, qu’ils avaient parachutée à la présidence de la Commission européenne à peine un an auparavant, a retrouvé ses deux parrains quelques minutes plus tard. Et devant leurs yeux ébahis, elle, qui d’habitude ne boit jamais une goutte d’alcool, s’est commandé un verre de vin. C’est la seule fois où ils l’ont vue baisser la garde. Car Ursula von der Leyen est une femme secrète, austère, tout en contrôle. L’inverse de son prédécesseur, le jovial Jean-Claude Juncker qui adorait recevoir des journalistes autour d’un whisky. Personne n’a d’histoire à raconter sur elle. Cachée derrière son éternel sourire de convenance, toujours tirée à quatre épingles dans ses tailleurs-pantalons, la première femme à occuper le fauteuil de présidente de la Commission depuis soixante-cinq ans reste un mystère. Qui est-elle vraiment ?
En deux ans et demi, Ursula von der Leyen a su piloter son institution à travers les crises. Covid, Brexit, réfugiés aux frontières grecques puis biélorusses, Ukraine… Un capitaine dans la tempête. Alors que l’Europe était plongée en plein questionnement existentiel, elle a redonné du sens à la solidarité entre les Etats, restauré la confiance dans les institutions communautaires, encouragé un sursaut européen. Elle a fait sienne la doctrine du père fondateur de l’Union européenne, Jean
Monnet : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises. » Sous son impulsion, la Commission, d’habitude blâmée pour sa bureaucratie, a surpris par sa réactivité. « Elle aura été la présidente du plan de relance, de la stratégie vaccinale, de l’accueil des réfugiés ukrainiens et de la progression de la défense européenne. C’est un bilan sacrément costaud. Elle est au rendez-vous. Elle prend les sujets à bras-lecorps et fait bouger les lignes », applaudit l’eurodéputée française Nathalie Loiseau.
Si dès la veille de l’invasion de l’Ukraine, le 23 février, le Conseil européen a adopté des sanctions contre Moscou, c’est parce que l’équipe d’Ursula von der Leyen avait planché dessus en amont avec les conseillers de Joe Biden. C’est elle aussi qui a pris l’initiative de puiser dans un nouveau fonds, Facilité européenne pour la Paix, pour acheter et livrer à l’Ukraine pour 450 millions d’euros d’armes. Une première. « VDL », comme on la surnomme à Bruxelles, a montré qu’elle savait faire preuve de leadership. Et sortir du cadre quand il le faut. Dépourvue de compétences en matière sanitaire, elle s’était néanmoins attelée à trouver des solutions à Vingt-Sept lors de la pandémie. Financement communautaire de la recherche et achats groupés de vaccins, répartition d’appareils médicaux entre Etats, chômage partiel, plan de relance post-Covid financé en partie par un endettement commun… C’était grâce à elle.
Même si elle est rarement à l’origine des idées, elle s’en empare avec un sens certain de l’opportunité politique. Exemple : elle avait repris l’initiative de la France, l’Italie, les Pays-Bas et l’Allemagne, qui souhaitaient acquérir des vaccins en commun, et proposé de l’élargir aux Vingt-Sept en s’en chargeant elle-même. « Sur les grands sujets, quand elle voit que c’est vital pour l’Union européenne, comme le Covid, les sanctions, le Brexit, elle s’en saisit elle-même, pour des raisons d’efficacité, de visibilité ou de principe », remarque le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes Clément Beaune. Certes, il y a eu des ratés : retard à l’allumage au début de la pandémie, manque de transparence lors des achats de vaccins, lenteur de la campagne de vaccination… Mais la présidente sait faire acte de repentance. Pour avoir tardé à aider l’Italie, « il est juste que l’Europe dans son ensemble présente ses excuses les plus sincères », avaitelle reconnu en avril 2020. Un mea-culpa rare en politique, qui a marqué les esprits.
En Allemagne, « VDL » avait déjà montré cette propension à faire bouger les lignes. Ministre de la
Famille sous Merkel en 2005, du Travail en 2009, et de la Défense en 2013, elle avait engagé des réformes à rebours des dogmes conservateurs de son parti, l’Union chrétienne-démocrate (CDU) : congé parental, quotas de femmes dans les conseils d’administration, salaire minimum, augmentation du budget de la défense. Contrairement au reste de la CDU, elle avait aussi soutenu la politique d’asile de Merkel en 2015. « J’ai eu la chance d’accueillir chez moi un réfugié syrien de 19 ans », a-t-elle même raconté le jour de son investiture devant un Parlement européen estomaqué. Qui eût cru alors qu’elle saurait s’imposer ? Ce 17 juillet 2019, les eurodéputés n’avaient confirmé la candidate à la tête de la Commission qu’à une majorité de neuf voix. Ils en voulaient à Macron d’avoir dérogé à la tradition qui veut que la Commission revienne au Spitzenkandidat proposé par le parti victorieux aux élections européennes. A la place du candidat du Parti populaire européen (PPE) Manfred Weber, le président français avait préféré proposer une inconnue : Ursula von der Leyen. « Une Allemande chrétienne-démocrate mais compatible avec les orientations de la France », justifie Clément Beaune. Elle a été parachutée dans l’arène européenne, comme elle l’avait déjà été sur la scène politique allemande.
MURÉE DANS UN BUNKER
Médecin, mère de sept enfants, « VDL » n’est entrée qu’à 40 ans en politique dans le fief de son père, le chrétien-démocrate Ernst Albrecht, ministre-président de Basse-Saxe. Grâce au tremplin paternel, elle a connu une ascension spectaculaire : élue conseillère communale en 2001, victorieuse aux élections régionales en 2003, ministre de la Famille du Land la même année, avant d’enchaîner les fonctions ministérielles sous Merkel. En Allemagne, on garde d’elle un souvenir mitigé. « Nombreux sont ceux qui lui reprochent de ne pas avoir eu à gravir une à une les marches de la CDU, d’avoir mené une politique trop indépendante de la ligne du parti en adoptant des mesures jugées sociales-démocrates, et d’avoir été protégée par Merkel alors qu’elle n’a pas eu un très bon bilan à la Défense », explique une eurodéputée allemande de la CDU. Dans un article assassin, « Der Spiegel » la décrit comme une politicienne qui multiplie les annonces novatrices sans en assumer les conséquences. Son nom avait néanmoins été évoqué pour prendre la succession de Merkel, ou les rênes de l’Otan. Mais jamais pour la Commission. Jusqu’à ce que Macron la sorte de son chapeau. « Je suis une européenne de coeur et de conviction », a-t-elle affirmé au Parlement européen. Issue de la grande bourgeoisie ouest-allemande pro-européenne, elle est née en 1958 en Belgique, où son père fut haut fonctionnaire de la Communauté économique européenne (CEE). De cette enfance bruxelloise, elle a conservé un anglais et un français parfaits, et un attachement affectif à l’UE. « Quand j’entrais dans le bâtiment de la Commission, j’avais l’impression de rentrer à la maison », a-t-elle confié un jour.
De retour à Bruxelles un demi-siècle plus tard, elle vit cette fois pour de bon au Berlaymont, l’immeuble
de la Commission : elle a aménagé, dans une partie de son bureau au 13e étage, une chambre de 25 mètres carrés, avec salle de bains mais sans fenêtre ! Elle a gagné une réputation de grosse bosseuse murée dans son bunker. On ne la voit jamais faire ses courses, ni se frotter à la population. Sa seule distraction, c’est son jogging du weekend. « Elle n’a aucune spontanéité, elle cadenasse tout », lâche un collaborateur. Elle a conservé son cercle allemand de fidèles, à commencer par son chef de cabinet et son conseiller en communication, qui verrouillent son image. Avare en interviews, elle arrose en revanche les réseaux sociaux de slides sur les mix énergétiques et autres réjouissances qu’elle présente au Conseil européen, et de petites vidéos où elle se met en scène, se lavant les mains pour promouvoir les gestes barrières, se faisant vacciner… La « bulle », comme on surnomme le microcosme bruxellois, rit des innombrables photos où elle pose au téléphone, l’air invariablement grave. Cette autopromo agace. « C’est vrai qu’Ursula von der Leyen se met beaucoup en avant. Mais l’UE a si souvent manqué d’incarnation qu’on ne peut pas lui reprocher de vouloir se rendre visible », relève Nathalie Loiseau. Et puis « elle offre de l’Union une image aimable, sérieuse et bûcheuse », admet Pascal Lamy, ancien commissaire européen pour le Commerce. Cette personnalisation de la Commission va de pair avec une pratique verticale du pouvoir : c’est elle la cheffe. Les commissaires se plaignent de se retrouver parfois devant le fait accompli. Lorsqu’elle a négocié avec Joe Biden la fourniture de gaz américain à l’Europe, ils ont eu la surprise d’apprendre qu’elle s’était entendue aussi avec lui sur le transfert des données des Européens vers les Etats-Unis !
MARIONNETTE DE L’ÉLYSÉE
Reste que « VDL » fait le job. Elle renoue même avec le rôle historique de son institution, devenue au fil des ans un colosse bureaucratique à la remorque des Etats. «A l’origine, la Commission a été conçue pour mettre sur la table des propositions destinées à être ensuite adoptées ou rejetées par le Conseil », rappelle Clément Beaune. « Mais Ursula von der Leyen n’est pas pour autant une visionnaire comme l’était Jacques Delors », regrette Pascal Lamy. « C’est une pragmatique, dans la plus pure tradition allemande », confirme un de ses collaborateurs.
Les grandes idées sur lesquelles elle a axé sa présidence – faire de la Commission un acteur géopolitique, engager l’UE dans la transition écologique avec son « green deal » et lui assurer une autonomie stratégique – figuraient peu ou prou déjà dans le fameux discours de la Sorbonne de Macron en 2017. A tel point qu’elle est accusée d’être la marionnette de l’Elysée. « On voit l’influence de la France sur la Commission, notamment dans la liberté d’action accordée au commissaire Thierry Breton. Elle lui a confié la “task force” sur les vaccins, elle lui donne carte blanche pour son plan sur les batteries et semi-conducteurs au nom de “l’autonomie stratégique”, et soutient son projet de mécanisme d’ajustement carbone aux frontières… », persifle l’eurodéputée de la CDU. Avec le temps, l’Allemande a même noué une certaine complicité avec Macron. Sans pour autant délaisser Berlin, bien que Merkel ne soit plus là. En tacticienne, elle sait que sans le couple franco-allemand rien n’est possible. « Le téléphone fonctionne à plein régime entre Paris, Bruxelles et Berlin. Ils s’appellent ou s’échangent des textos pour un oui ou pour un non », note Pascal Lamy.
Mais il y a quelqu’un avec qui elle ne s’entend résolument pas : Charles Michel, le président du Conseil européen. Parce que l’UE est ainsi construite qu’elle met en concurrence leurs fonctions, les Etats membres n’ayant jamais voulu lâcher la bride à la Commission. Et parce qu’elle ne supporte pas le machisme du personnage. Parfois elle réussit à lui voler la vedette. Comme lorsqu’elle a apporté à Kiev les documents d’adhésion à l’Union, le 8 avril, affublée d’un gilet pare-balles. D’autres fois, c’est lui qui gagne. Lors de leur visite commune à Ankara le 6 avril 2021, Charles Michel s’était installé sur le seul fauteuil libre à côté de celui d’Erdogan, ne laissant à sa rivale qu’un canapé à l’écart. De retour à Bruxelles, elle avait étalé dans un discours mémorable cette séance d’humiliation, entrée dans les annales comme le Sofagate : « Je suis la première femme présidente de la Commission européenne et je souhaite être traitée comme telle. A Ankara, cela n’a pas été le cas et c’est arrivé parce que je suis une femme. » Finalement, l’Europe aurait-elle enfin une présidente ?
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