L'Obs

A plate couture

DIRE, PAR EMMANUEL CHAUSSADE, MERCURE DE FRANCE, 128 P., 12 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

Dans l’eau des souvenirs, une eau noirâtre, Emmanuel Chaussade, 61 ans, lance des mots plats et durs comme des cailloux. Il écrit par ricochets. Ses phrases sont courtes, nominales, hachées, syncopées. Les étendre, ce serait de la complaisan­ce. Pas la peine de conjuguer les verbes, ils sont souvent martelés à l’infinitif. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si son premier roman, « Elle, la mère », a paru l’an passé chez Minuit, l’éditeur de Beckett, qu’il cite ici en épigraphe. Le minimalism­e, antidote au lyrisme. « Dire », mais pas trop. Même chez sa psychanaly­ste lacanienne, Elsa Cayat, qui allait être tuée en 2015 lors de l’attentat contre « Charlie Hebdo » et à laquelle ce livre est dédié, les deux séances hebdomadai­res étaient brèves : dix minutes chrono, pas une de plus.

Ce qu’Emmanuel Chaussade lui a confié pendant dix ans, il le consigne dans ce récit en apnée. L’enfance fracassée. Un père qui le bat jusqu’au sang. Une mère – « Femme bafouée. Femme salie. Femme rejetée », écrivait-il dans son premier roman – devenue indifféren­te aux siens. Un grand-oncle, qui abuse de lui. Des inconnus, qui le violent dans des toilettes publiques. L’homosexual­ité inavouée. Très tôt, il comprend que, faute de pouvoir changer de famille, il doit changer de décor. A 14 ans, il repeint sa chambre en noir, épingle sur les murs des croquis de mode, des dessins de femmes, qu’il habille de mille couleurs, se prépare à mettre en scène sa nouvelle vie. Une dernière paire de claques assénées par son père, et il finit, sans bac ni argent, pas s’enfuir à Paris. Après deux ans aux Beaux-Arts, d’où il sort premier, il entend, à la radio, un grand couturier (JeanLouis Scherrer, jamais nommé, mais reconnaiss­able) demander aux jeunes stylistes de lui faire parvenir leurs croquis. Il s’exécute. C’est le début d’une ascension fulgurante. La mode, dont il apprend vite le vocabulair­e, les rituels, le savoir-faire, le polissage d’un bouton, la cambrure d’une chaussure, le roulotté main d’un foulard, les jeux de volumes et d’à-plats, est le royaume de l’enfant mal-aimé. Lorsque son mentor et pygmalion sera licencié par le groupe japonais auquel il avait vendu sa marque, c’est lui qui créera les premières collection­s de prêt-àporter. Son principe est d’épurer : « La simplicité la plus sophistiqu­ée. Celle qui ne se voit pas. » Une règle qu’il applique à la littératur­e, après avoir, par crainte d’attraper « le cancer du moi », tourné le dos à la haute couture. Et après que le fantôme d’une psy assassinée l’a écouté pleurer sur le divan, sur le papier.

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