L'Obs

L’affaire est dans le sac

Hausses de prix massives, production limitée, instaurati­on de quotas à l’achat et montée en puissance de la seconde main… la maroquiner­ie de luxe est en effervesce­nce

- Par MAGALI MOULINET

La scène est aussi surréalist­e qu’indécente. Dans une vidéo postée sur Instagram début avril, la starlette russe Victoria Bonya brandit un sac Chanel, prononce solennelle­ment un message d’adieu à la marque française puis saisit une grande paire de ciseaux et le massacre. Une pseudo-rébellion orchestrée par l’influenceu­se après que la maison de la rue Cambon eut, suivant les sanctions décidées par l’Union européenne, interdit l’achat de ses produits aux résidents de son pays. La vidéo a suscité de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux, à cause de la guerre en Ukraine, bien sûr, mais aussi parce qu’elle met en lumière un accessoire emblématiq­ue – et ultravisib­le – de l’univers du luxe : le sac à main. Un objet de fantasmes qui ne s’est jamais aussi bien porté (1), mais qui semble de plus en plus inaccessib­le et réservé à une élite. Et c’est là que le bât blesse: depuis quatrecinq ans, son prix s’envole plus vite que celui du gazole, bousculant ce marché haut de gamme.

Une naissance, l’obtention d’un diplôme, un anniversai­re marquant… il n’était pas rare, il y a peu de temps encore, d’o rir un sac de luxe, en s’y mettant à plusieurs pour réunir la somme nécessaire. Mais, en augmentant fortement le tarif de leurs modèles iconiques – jusqu’à 30% en 2022 –, des marques comme Chanel, Hermès ou Louis Vuitton ont fermé la porte à tout un pan de leur clientèle, et il faut désormais avoir le portefeuil­le très garni et s’armer d’une bonne dose de patience pour mettre la main sur certains articles. Ainsi le mythique Timeless de Chanel arrive chaque mois au comptegout­tes en magasin et coûte… 8 250 euros ! Une somme astronomiq­ue justifiée par la flambée du prix des matières premières, des droits d’importatio­n, des taux de change, mais aussi par une nouvelle stratégie d’image : « Comme Louis Vuitton, qui a longtemps été associé à la banlieue et à la contrefaço­n, Chanel tente à son tour de contrer la manière dont certaines influenceu­ses vulgarisen­t ces accessoire­s sur les réseaux sociaux et cherche à freiner rapidement leurs achats compulsifs », décrypte Beverly Sonego, la fondatrice du dépôt-vente de luxe Monogram. Aux grands maux les grands remèdes, la maison française Hermès s’inspire, elle, du système de « drop » inventé par certains labels de streetwear pour fluidifier – ou plutôt contrôler – ses ventes. Dans l’espace maroquiner­ie de ses magasins parisiens, les clients – français ou étrangers – sont uniquement reçus sur rendez-vous après s’être inscrits en ligne et avoir eu l’honneur… d’être tirés au sort. Mais une fois sur place, ils devront toutefois se contenter des modèles encore disponible­s : « Nous acceptons de passer commande sans pour autant garantir un délai de livraison. L’attente peut durer de quelques mois… à quelques années. Et nous imposons une limite d’achat de deux sacs Kelly ou Birkin par an et par personne », nous confie une conseillèr­e de vente. Des quotas drastiques que les touristes étrangers tentent

de contourner par tous les moyens. Résultat, sur la très chic avenue Montaigne, à Paris, certains n’hésitent plus à proposer aux passants d’aller faire des emplettes à leur place en échange d’une commission rondelette… Normal, selon l’index de l’investisse­ment dans l’art et les objets de luxe (KFLII) publié en 2021 par le bureau de conseil Knight Frank, il serait plus rentable d’investir dans un sac Birkin d’Hermès que dans de l’or ou un appartemen­t parisien.

Ambre, 18 ans, a décidé de s’épargner ce parcours du combattant en se tournant vers le vintage : « J’ai toujours rêvé d’un sac Chanel, mais je voulais qu’il ait des irrégulari­tés, une histoire », explique cette partisane de l’économie circulaire. Son choix s’est donc porté sur un modèle classique des années 1980, moitié moins cher qu’en boutique et surtout disponible sans attendre chez Collector Square. Ce spécialist­e du luxe d’occasion a installé son showroom à quelques pas du Bon Marché. Ses quelque 7 000 pièces de maroquiner­ie à faire pâlir Kim Kardashian sont minutieuse­ment classées par marque, couleur et rareté. Ici, on peut espérer une décote de 30 à 50% sur la plupart des sacs, « excepté ceux qui sont introuvabl­es en magasin », précise Osanna Orlowski. La cofondatri­ce de Collector Square préfère d’ailleurs parler d’investisse­ment plutôt que de spéculatio­n, alors que certains de ses acheteurs – et revendeurs – font du profit sur les fluctuatio­ns des prix du marché sans être inquiétés par de quelconque­s quotas. Dans sa caverne d’Ali Baba, un couple de passage en France est justement en train d’examiner les finitions d’un sac Hermès. « Les touristes américains et asiatiques exigent généraleme­nt de la seconde main quasi neuve ou à l’état irréprocha­ble », glisse-t-elle. En coulisses, une équipe de dix spécialist­es, épaulée par Jérôme Lalande, un expert réputé en haute maroquiner­ie, s’attelle donc à vérifier l’authentici­té et la qualité de chaque produit. « Les contrôles se font en amont, ce qui nous permet d’expédier des produits authentifi­és sous vingtquatr­e heures, contrairem­ent à d’autres plateforme­s de seconde main », souligne l’entreprene­use.

Si chez Collector Square le prix moyen d’un sac dépasse cette année la barre des 3 000 euros, la vente aux enchères semestriel­le « Hermès-Chanel-Vuitton » organisée par le Crédit municipal de Paris n’est pas en reste. Le 9 avril dernier, un collection­neur n’a pas hésité à débourser 4 000 euros pour acquérir un sac de voyage Hermès pourtant estimé entre 1 000 et 1 500 euros. « Les articles siglés Hermès dépassent régulièrem­ent les prix du neuf », observe Nicolas Chwat, le directeur ventes, expertise et conservati­on. Il ajoute : « Il suffit parfois d’une rareté ou d’un détail particulie­r pour que les enchères décollent auprès de la clientèle étrangère, tandis que les Européens, plus sensibles au vintage, préféreron­t prendre le temps de dénicher des bonnes affaires. »

Décomplexe­r l’achat de la maroquiner­ie de luxe et le rendre accessible, c’est justement le pari que s’est fixé Beverly Sonego en lançant il y a huit ans son dépôt-vente, Monogram. L’enseigne est depuis peu installée dans l’espace seconde main des Galeries Lafayette et ses clients peuvent même régler leur sac Chanel en plusieurs mensualité­s. Et pour garder une gamme de prix attractive, la cheffe d’entreprise n’hésite pas à limiter, malgré la demande, le nombre de ces fameux « iconiques », regrettant au passage que « la qualité des sacs produits récemment ne soit pas la même qu’il y a quelques dizaines d’années ». Pour autant, la spécialist­e n’est pas près d’abandonner cette manne : d’après le cabinet Bain, la seconde main devrait représente­r 70% des achats de luxe dès 2025. Peut-elle alors s’inquiéter de voir les grandes maisons elles-mêmes, pourtant les plus aptes à prendre soin de leurs précieux accessoire­s, investir ce marché ? Pour Nicolas Rebet, expert en stratégie retail et fondateur de Retailosco­pe, le sujet est épineux: « Pour les marques, il est compliqué de mélanger des collection­s issues de différents directeurs artistique­s. De même, exposer un sac neuf à quatre chiffres et sa version vintage moitié moins chère laisserait penser aux clients que leur investisse­ment perd de la valeur au fil du temps, ce qui est inenvisage­able. » Seul Alessandro Michele, le visionnair­e directeur artistique de Gucci, a compris l’urgence de se positionne­r sur ce créneau. Depuis quelques mois, il propose sur « Gucci Vault », son concept-store en ligne, une sélection de pièces vintage remises à neuf par des artisans Gucci et customisée­s par ses soins. Comme ce sac en cuir Jackie de 1960. Superbemen­t patiné, il est numéroté et vendu… 3 000 euros. Encore trop cher ? Frileuse à l’idée de claquer toutes ses économies dans le sac siglé qu’elle convoitait, Anaïs, 28 ans, a fini par jeter son dévolu sur le Chiquito, un microsac à 450 euros signé du créateur français Jacquemus, dont elle apprécie les valeurs humanistes. Inès, 42 ans, collection­ne, elle, les modèles de la marque Polène, découverts sur internet il y a quatre ans. A partir de 290 euros le sac, elle se réjouit de « suivre rapidement les tendances sans se ruiner » tout en profitant d’un accessoire intemporel et de bonne facture. Qu’elle peut même revendre quasiment au prix d’origine sur les plateforme­s de seconde main…

■ (1) Le chiffre d’affaires du secteur mode et maroquiner­ie du groupe LVMH – 30,9 milliards d’euros en 2021 – est en croissance de 47% par rapport à l’an dernier.

“Il suffit parfois d’un détail pour que les enchères décollent.” — Nicolas Chwat, directeur ventes, expertise et conservati­on au Crédit municipal de Paris

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CHEZ HERMÈS, L’ACHAT DU SAC KELLY EST LIMITÉ À DEUX EXEMPLAIRE­S PAR AN ET PAR PERSONNE.
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LE SHOWROOM DE COLLECTOR SQUARE, SITE SPÉCIALISÉ DANS LA VENTE D’OCCASION D’OBJETS DE LUXE.

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