L’HOMME QUI MURMURAIT À L’OREILLE DES COW BOYS
Dans sa série “Outer Range”, le créateur et dramaturge Brian Watkins raconte l’implosion d’une famille de fermiers du Wyoming confrontés à l’inexplicable. Il signe là un superbe western métaphysique.
Son nom est d’autant moins connu de ce côté-ci de l’Atlantique qu’il ne vient pas de Hollywood mais du théâtre. Brian Watkins est un jeune dramaturge issu du prestigieux conservatoire de la Juilliard School de New York dont les pièces collectionnent les récompenses, les éloges critiques et les représentations sur les scènes anglo-saxonnes. C’est avec ce CV très éloigné des standards habituels des créateurs de série que ce trentenaire a réussi à convaincre le studio Prime Video, filière du groupe Amazon, de lancer « Outer Range », une sorte de western métaphysique. Dans le rôle principal, Josh Brolin, acteur habitué à jouer les durs à cuire chez les frères Coen ou pour la franchise Marvel, incarne un fermier qui découvre un trou inexplicable au bout de son immense propriété du Wyoming. Le patriarche de cette famille endettée se met à douter de la réalité comme de sa foi, alors que les propriétaires d’un ranch concurrent s’apprêtent à acquérir une partie de ses terres. Trous dans le sol, trous de mémoire… il fallait oser infiltrer du Samuel Beckett en territoire cow-boy.
Vous êtes un nouveau venu dans le monde des séries et l’on sait très peu de chose sur vous. Qu’est-ce qui, dans votre parcours, vous semble essentiel pour nous faire comprendre pourquoi vous avez créé « Outer Range » ?
Brian Watkins. Tout d’abord, je viens de l’Ouest américain. J’ai grandi dans l’Etat du Colorado, mes parents ont beaucoup bougé pendant mon enfance, mais nous avons toujours gardé des racines dans l’ouest du pays. J’ai le souvenir d’un endroit où la religion se pratiquait d’une manière assez stricte mais qui était tout de même relativement progressiste. Adolescent, je passais mes étés à travailler dans des ranchs, ma fascination pour la vie qu’on y mène vient de là. J’ai toujours été attiré par cette partie du monde parce qu’elle est aussi riche en merveilles qu’en dangers. Cette dualité est ce qui fonde le vieux mythe américain de l’ultime frontière.
A certains égards, « Outer Range » ressemble à un documentaire sur la vie d’un ranch mais c’est aussi un objet ambitieux visuellement, avec une portée métaphysique. Des livres ou des films vous ont-ils marqué au point de vous avoir influencé dans l’écriture de ce scénario ?
J’ai grandi avec les films de Steven Spielberg, en particulier « Rencontres du troisième type », qui a eu un effet indélébile sur moi. Dans le même temps, j’ai absorbé les livres, les pièces et les films de Sam Shepard, qui était justement capable d’écrire sur l’Ouest et sur la famille en mêlant admirablement ces deux thématiques. Par la suite, j’ai été attiré par la forme de la série, par le fait qu’on peut approfondir les personnages, raconter une histoire très progressivement et laisser les mystères infuser. Mon objectif, c’est que le spectateur ressente des sentiments
nouveaux, qu’il se pose des questions inédites. En l’occurrence, qu’est-ce qu’il se passerait si un monde désenchanté comme le nôtre faisait face au merveilleux. Je veux que le spectateur s’interroge encore, une fois l’écran éteint. C’est un des pouvoirs de la télévision d’aujourd’hui.
La série se fonde sur la notion de racines, de territoire. A-t-elle été facile à vendre à une jeune plateforme internationale, Prime Video, qui, à l’instar de Netflix ou d’Apple TV+, possède un patrimoine restreint ?
On peut parler de baptême du feu car, sur le papier, le pitch d’« Outer Range » semble culturellement très éloigné d’Amazon ! Mais ils ont tout de suite aimé le premier épisode – poussé par mon idée, je l’avais écrit d’un seul jet. Ils ont créé un groupe d’auteurs afin que j’écrive un deuxième épisode et une bible [document qui répertorie les différents enjeux, décors et personnages d’une série, NDLR]. Puis ils ont signé ! Le fait que nous décrivions des hommes bouleversés, parlant peu, des individus sur le point de craquer, supposait de grandes performances d’acteur. Pour cette raison, on ne pouvait pas trouver mieux que Josh Brolin. La production a tout de même pris cinq ans, pandémie incluse. Contre toute attente, cette série de complications a resserré les liens entre chacun des membres de l’équipe.
Des séries ou certains films vous ontils influencé pendant cette période ?
La série « The Leftovers » a su magnifiquement mettre en scène certaines questions que nous essayons d’aborder comme celle de la réaction des individus quand l’inexplicable se produit chaque jour. J’ai aussi pensé au film des frères Coen « No Country for Old Men », dans lequel jouait Josh Brolin. Lorsque je lui ai envoyé le script du premier épisode d’« Outer Range », je lui ai écrit une lettre en forme d’hommage dans laquelle je soulignais combien sa performance – ses gestes, ses regards, ses nuances... – avait influencé ma perception de l’Ouest, d’où je viens pourtant. « La Nuit du chasseur », avec son humour noir, a également joué un rôle. Et sans doute « Twin Peaks » pour l’atmosphère et « The Wire » pour la façon dont les personnages sont façonnés par leur environnement.
Dès les premières minutes, le personnage principal fait allusion à la mythologie grecque en évoquant le dieu Kronos…
La série commence par un mythe car nous voulions raconter une fable avec une importante part métaphysique. C’est aussi lié au territoire. Je dis toujours que lorsque vous marchez jusqu’à la lisière d’une forêt ou jusqu’au pied d’une montagne, vous sentez que vous faites face à un autre monde tant il contient de magie. Les mythes qui m’intéressent le plus sont ceux qui sont enracinés dans les territoires. Dans l’Ouest, l’extérieur dicte ce qui se passe dans la psyché des gens. Ce trou surnaturel que le fermier découvre dans la plaine révèle le vide métaphysique que sa famille et lui-même portent en eux. Ce postulat permet aussi de raconter comment on gère une rencontre avec l’inconnu, que ce soit en pleine campagne ou dans sa cuisine...
L’une de vos pièces s’intitule justement « Wyoming », l’Etat rural où se déroule la série. Ainsi, même au théâtre, vous mettez en scène vos personnages dans des grands espaces ?
Il s’agissait également d’un drame familial sur des gens confrontés à un phénomène inexplicable. Je tenais à ce qu’il se déroule là-bas car je suis totalement fasciné par cet Etat où ce que l’on appelle l’« esprit de la frontière », qui a fondé les Etats-Unis, demeure toujours aussi vivace aujourd’hui. Au Wyoming, il existe aussi chez ses habitants un appétit pour la transcendance. Comme me l’a dit un des acteurs d’« Outer Range », c’est une série sur « les gens qui font des efforts désespérés » pour l’atteindre. Quant à la nature environnante, elle est bien sûr d’une beauté très cinégénique. Les paysages ont l’air littéralement vivants, la forêt semble vous parler et des animaux sauvages se cachent derrière chaque rocher. Seulement, il y a toujours un néon ultraviolent qui tranche ici et là avec ce biotope immaculé. C’est ce contraste que j’ai voulu montrer : d’une minute à l’autre, vous pouvez contempler les majestueuses montagnes de la chaîne Teton, puis atterrir dans le plus étrange des rades et y croiser plein de gens extravagants. Je me souviens notamment d’une matinée dans un bar où le seul client de l’établissement dégustait une bière et un cupcake au comptoir… Cet étrange accord gustatif m’a tellement frappé que j’ai nommé un de mes personnages « Cupcake ».
“J’AI TOUJOURS ÉTÉ ATTIRÉ PAR L’OUEST PARCE QUE CETTE PARTIE DU MONDE EST AUSSI RICHE EN MERVEILLES QU’EN DANGERS.”
« Outer Range », de Brian Watkins. Avec Josh Brolin, Lili Taylor, Tom Pelphrey, Lewis Pullman. 8 épisodes.