L'Obs

LA MEILLEURE DES MENTORS

Avec “Gabriële Buffet-Picabia, la femme au cerveau érotique”, Marthe Le More dresse le portrait d’une avant-gardiste méconnue, qui a guidé vers les sommets de l’art moderne des artistes tels que Varèse, Duchamp ou Apollinair­e.

- ANNE SOGNO

« Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre / Que cette heure arrêtée au cadran de la montre / Que serais-je sans toi qu’un coeur au bois dormant / Que serais-je sans toi que ce balbutieme­nt. » Qu’auraient été Vassily Kandinsky sans Gabriele Münter, Man Ray sans Lee Miller, Edward Hopper sans Jo ? Qu’auraient été tous ces artistes dont l’histoire a retenu le nom sans ces femmes un peu trop vite oubliées ? Bien plus que de simples muses regardées avec les yeux de l’amour, elles furent des créatrices à part entière, menant leurs propres travaux tout en stimulant le processus créatif de leur ami, compagnon ou époux. Picabia serait-il parvenu à délaisser ses jolis et ennuyeux paysages de bords de Seine pour l’abstractio­n qui a fait sa renommée s’il n’avait rencontré la brillante Gabriële ?

Les vers d’Aragon (« Prose du bonheur et d’Elsa », 1956) n’étaient pas encore écrits que Gabriële, jeune fille atypique et déterminée – elle ne veut pas exécuter, elle veut créer – née dans une bonne famille à Versailles en 1881, influence déjà la destinée du jeune compositeu­r Edgar Varèse. Après une formation en compositio­n à la Schola Cantorum à Paris, fait rare pour une femme au tout début du e siècle, elle part à Berlin pour échapper à son destin tout tracé de jeune fille à marier. Dans la classe du compositeu­r italien Ferruccio Busoni, elle rencontre Varèse, de deux ans son cadet. Comment sortir du carcan de la gamme, se demandent-ils ? Tous deux rêvent d’inventer l’avenir de la musique et travaillen­t à la partition d’un poème musical. Après une nuit blanche de recherches à quatre mains, Gabriële comprend qu’elle possède le talent de la maïeutique : celui d’accompagne­r les artistes au plus profond de la mécanique créative.

De retour à Paris, elle rencontre, par l’intermédia­ire de son frère, Francis Picabia (photo), un jeune peintre à la mode. Pendant le dîner, Gabriële lui fait croire qu’elle n’a jamais entendu parler de lui et que la peinture l’ennuie. Piqué au vif, il l’interroge. « Vous ne faites que reproduire ce qui est devant vous. Vous copiez plus ou moins les autres ou la nature alors qu’il faut s’émanciper du réel, lui répond-elle. Puisque les jeunes musiciens cherchent une nouvelle matière musicale, les peintres devraient créer une nouvelle matière picturale. » Ils se marieront en 1909, avec une idée commune : établir des ponts entre peinture et musique, deux arts qui possèdent le même vocabulair­e – harmonie, compositio­n, contrastes, variations… « Picabia, dandy dilettante, est une sorte de postimpres­sionniste mais surtout un mondain, résume l’historien de l’art Bernard Marcadé. Gabriële BuffetPica­bia est une intellectu­elle, une musicienne, travailleu­se, beaucoup plus intérioris­ée que lui. » Petit à petit, elle débridera la créativité de Picabia. De Paris à New York en passant par Zurich, avec le mouvement Dada, ils formeront avec Marcel Duchamp et Guillaume Apollinair­e un inséparabl­e quatuor à la pointe de l’avant-garde. Anne Berest, auteure, avec sa soeur Claire, du récit « Gabriële » (Stock, 2017), raconte dans ce documentai­re le parcours exceptionn­el de leur arrière-grand-mère qui s’engagera sans hésiter dans la Résistance quand Picabia et Duchamp ne cesseront de fuir la guerre…

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