L'Obs

Des Africains et des éléphants

- Par ALAIN MABANCKOU Ecrivain A. M.

Elle est une habituée de cette salle de gym de la 31e Rue à Santa Monica, que je fréquente depuis plus d’une dizaine d’années. Même si j’ai emménagé au coeur de Los Angeles, je préfère rouler pendant une demi-heure pour retrouver cet endroit au lieu de m’inscrire dans mon nouveau quartier. C’est une question d’habitude. Et puis l’atmosphère de cette ancienne salle fait maintenant partie de mon existence.

Je n’arrive pas à dater la première fois où j’ai vu cette femme très agitée – à moins que ce ne soit moi qui m’étais inscrit après elle. On ne se croise pas trop. Sans doute n’avonsnous pas les mêmes jours de fréquentat­ion de la salle. Mais elle connaît tout le monde, s’arrête devant chaque membre du club, lui parle quelques minutes. Si ce dernier ne lui répond pas, elle se rabat sur un autre. Elle lui raconte les dernières rumeurs de Malibu, où elle est née, habite, et ne déménagera­it pas même après sa mort puisque, rappellet-elle, son caveau familial se trouve dans ce comté de Los Angeles.

Les nouvelles qu’elle raconte ce matin ne sont pas bonnes. Quelqu’un a essayé de forcer sa porte d’entrée, elle a appelé la police qui lui a appris que c’était manifestem­ent un raton laveur ou une bête de cette espèce car les empreintes sur le sol et les traces sur sa porte écartaient toute hypothèse d’une présence humaine. Elle n’est pas d’accord. « Qu’est-ce qu’un raton laveur viendrait faire à Malibu ? » s’étonne-t-elle. Beaucoup d’adhérents ne l’écoutent plus, même si elle varie le répertoire de ses mésaventur­es. La semaine dernière, elle rapportait que sa voisine avait acheté une Ferrari qu’elle ne savait même pas garer, tout ça pour rivaliser avec la jeune fille d’en face qui passe à la télé et qui possède la dernière Porsche.

Elle ne m’a jamais parlé jusqu’à ce jour où… Elle se rapproche de Troy, mon coach africain américain. Sans me regarder, elle l’interrompt dans les consignes qu’il me donne pour mieux utiliser une nouvelle machine :

– Il est d’où, ton client ?

Je sens la gêne de Troy qui, pour sortir de l’embarras, lui répond :

– Tu peux directemen­t lui poser la question, il parle anglais.

Sans attendre la réaction de la femme, je m’immisce dans leur échange :

– Je suis originaire du Congo.

Il y a un silence.

La femme demeure bouche bée. Je ne comprends pas son attitude.

– Le Congo ? C’est bien là où il y a des éléphants ? Vous les avez vus ?

– Je n’en ai jamais vu.

Elle ne cache pas sa déception : – Comment ça ! Vous êtes du Congo, et vous ne savez pas qu’il y a des éléphants là-bas ? C’est même dans beaucoup de films !

Troy ne sait plus comment gérer la situation. Le sourire en coin, il se détache de nous, s’oriente vers l’endroit où sont rangés les poids de musculatio­n et s’applique à en trouver pour notre prochain exercice.

Il revient au moment où je répète à mon interlocut­rice que je ne me suis jamais retrouvé en face d’un éléphant, et que ce n’est que récemment que j’ai vu des zèbres et des lions, lorsque je me suis rendu au Kenya et que mon ami Charles Courdent a tenu à ce que je visite le Nairobi National Park.

Ma confession n’a pas plu à celle qu’on appelle ici « Mother Tayrin ».

Ses rides sont devenues encore plus profondes. A 79 ans, elle avait certaineme­nt tout entendu, mais pas que les Africains ne s’étaient jamais retrouvés nez à nez avec des éléphants.

Avant de nous tourner le dos et de monter au premier étage, elle a maugréé :

– Que me raconte-t-il, celui-là ! Je ne suis pas folle, les Africains sont souvent avec les éléphants dans les films…

“Vous êtes du Congo et vous ne savez pas qu’il y a des éléphants là-bas ?”

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