UN ENFANT DE L’INDÉPENDANCE ET DE HOLLYWOOD
Depuis le début de l’invasion russe, l’auteur de “la Zone” tient son journal de bord pour “l’Obs”. Cette semaine, de retour dans l’appartement de sa mère, il se souvient de sa jeunesse : celle d’un “Ukrainien post-sovieticus”
15 AVRIL
Hier, ma femme et moi, nous avons rompu. J’ai dû partir de la maison. Il faut croire que la guerre ne règle pas tout. Les Russes ont desserré l’étau sur Kyiv [Nous utilisons les noms ukrainiens des lieux dans ce journal de bord, NDLR], se retirant de la périphérie de la capitale : toutes nos vieilles querelles, qui semblaient mises sur pause pendant l’invasion, ont resurgi.
Pour l’instant, je vais m’installer dans l’appartement vide de maman, avec ses trois chats. Là où j’ai grandi. Quel capharnaüm ! Ma mère m’a autorisé à faire le vide. Je commence à remplir des sacs-poubelle : je jette les denrées abîmées dans le frigo, des couvertures mitées, des bocaux ébréchés, un grille-pain cassé, un vieux ventilateur… Et soudain, je tombe sur une vieille prise murale de téléphone. Me voilà dans les années 2000, à l’époque où j’avais un lecteur CD, un Walkman Sony Ericsson. J’ai eu mon premier téléphone portable en 2005, à 18 ans. Les téléphones mobiles envahissaient Kyiv. Et soudain, toutes les cabines téléphoniques sont devenues des totems mystérieux aux yeux de la nouvelle génération. J’aime l’idée qu’une cabine de téléphone soit un endroit magique, un lien entre l’ici et l’audelà. Comme cette église abandonnée dans les confins de la Zone [la zone interdite de
Tchernobyl, NDLR], où j’étais allé brûler un cierge pour parler avec mes disparus. Je ne sais si je pourrai retourner dans cette église : un ami qui vit près de la Zone me dit que les Russes ont miné les forêts environnantes. Mais il me reste cette vieille prise de téléphone. J’espère qu’à travers elle j’entendrai les voix du passé. Celles des copains avec qui je jouais au foot, ou aux jeux vidéo comme « Morrowind » ou « Gothic 2 ». Je me baisse et j’approche mon oreille de la prise de téléphone, comme si c’était le Pâques des morts. C’est une fête traditionnelle ukrainienne, environ une semaine après le dimanche de Pâques. Il y a un vieux rituel en Polésie: quand la famille se rassemble au cimetière, il faut coller l’oreille sur la tombe pour entendre les voix des ancêtres, et même celle du prêtre mort qui fait le service funèbre outre-tombe. Mais je n’entends rien. Juste le bruit rythmique d’une rafale de tirs automatiques, tout près dans le quartier.
20 AVRIL
Ces derniers jours, je me suis baladé dans le centre de Kyiv. Tous les monuments sont recouverts de sacs de sable pour les protéger des tirs de missiles. On dirait de l’art conceptuel : chaque monument a sa propre forme, son propre style en matière d’empilement de sacs. La statue de Taras Chevtchenko, notre poète le plus célèbre, qui fut exilé et persécuté par l’Empire russe, fixe le passant avec un regard menaçant. Je suppose que c’est parce qu’il est juché sur tous ces sacs de sable. Si tu mets une kalachnikov dans les bras de Monna Lisa, son sourire n’aura pas le même effet sur le spectateur. En revanche, les piles bleu et jaune, aux cou