L'Obs

DE LARMES ET DE SANG

- Propos recueillis par Arnaud Sagnard

La mini-série “Oussekine” reconstitu­e les événements qui ont conduit au décès de cet étudiant tombé sous les coups des policiers en 1986 et son impact sur la société française. Une fiction d’Antoine Chevrollie­r nécessaire et remarquabl­e.

C’est une série qui fera date tant elle éclaire implacable­ment un pan méconnu de l’Histoire récente. En consacrant quatre épisodes à l’affaire Malik Oussekine, étudiant battu à mort par des policiers dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, Antoine Chevrollie­r, réalisateu­r chevronné de nombreux épisodes du « Bureau des légendes » et de « Baron noir », crée un objet jamais vu à la télévision française. Une fiction à la précision documentai­re immergeant le spectateur au sein d’une famille frappée par un drame qui fait également vaciller le gouverneme­nt de Jacques Chirac, alors Premier ministre de cohabitati­on de François Mitterrand. Grâce à l’interpréta­tion magistrale des acteurs, à des plans longs et des dialogues poignants, le créateur montre la réaction en chaîne initiée par cette violence perpétrée par les forces de l’ordre : battage médiatique, instrument­alisation politique, mensonges policiers, justice inopérante…

Vous aviez quatre ans quand Malik Oussekine a été tabassé à mort par des policiers dans le hall d’un immeuble parisien. Pourquoi avez-vous voulu revenir sur cette bavure policière quasiment oubliée aujourd’hui ?

Antoine Chevrollie­r. A vrai dire, c’est dans une chanson de la bande-son de « la Haine », de Mathieu Kassovitz, que j’ai découvert son nom quand j’étais adolescent. Le groupe Assassin rappait ce refrain : « L’Etat assassine, un exemple : Malik Oussekine ». La juxtaposit­ion de ces deux éléments m’est toujours restée en tête. Moi, je venais d’un monde rural et prolétaire, d’un village d’Anjou, au sud de la Bretagne, puis je suis monté à Paris où, en travaillan­t dans le milieu du cinéma et de la télévision, j’ai pu creuser le sujet. J’ai tout d’abord eu l’idée de le raconter dans un long-métrage. Mais après avoir réalisé une dizaine d’épisodes de « Baron noir » et du « Bureau des légendes », j’ai compris à quel point le format sériel permettait de déployer un récit, de le rendre plus dense.

Face à cette histoire très politique, quel angle avezvous choisi ?

Je voulais raconter un chapitre particuliè­rement sombre de notre roman national du point de vue de l’intimité de ceux qui l’ont vécu : il m’a fallu restituer leur peine, leur douleur, la violence qu’ils ont subie. J’ai d’abord cherché à comprendre qui était ce jeune homme tué pendant une manif étudiante alors qu’il ne manifestai­t pas. En rencontran­t la famille Oussekine, j’ai pu comprendre son identité et leur trajectoir­e. Mais aussi le contexte social et politique de l’époque, en pleine cohabitati­on sous Mitterrand, avec Charles Pasqua au ministère de l’Intérieur et Robert Pandraud à la Sécurité.

La famille avait-elle envie de vous aider à raconter un drame pareil ?

Il a d’abord fallu en retrouver les membres dispersés. Ils avaient été sollicités plusieurs fois et avaient toujours refusé. J’y suis allé très lentement. Chaque dimanche, je discutais avec les deux frères de Malik, Mohamed et Ben Amar. Au début, on parlait de la vie, pas de l’affaire, je m’entretenai­s aussi au téléphone avec leur soeur Sarah. Un rapport de confiance s’est noué entre nous. Sans leur accord, je n’aurais rien fait, j’avais une obligation morale à leur égard. Je ne les ai d’ailleurs contactés qu’après avoir eu le feu vert d’Itinéraire Production­s, à qui j’avais proposé ce sujet, pour développer la série. A la sortie du confinemen­t, Disney+ m’a contacté, nous leur avons parlé du projet et trois semaines plus tard, on l’a lancé.

Comment convaincre les témoins de l’époque, les policiers notamment, de vous parler ?

La première question que j’ai posée aux protagonis­tes était : « Quel jeune homme ou jeune

femme étiez-vous à l’époque ? » Petit à petit, la famille a commencé à me confier des choses plus personnell­es sur Malik, sur ce qu’ils avaient traversé, notamment quand ils ont été témoins du massacre du 17 octobre 1961 [la répression meurtrière par la police française d’une manifestat­ion pacifique d’Algériens à Paris, NDLR], puis leur retour avorté au Maroc. Si nous nous sommes évertués à ne pas construire une vision hagiograph­ique de la famille Oussekine, l’idée était de raconter le déterminis­me social à l’oeuvre chez eux : comment les blessures se transmette­nt de génération en génération à travers la chair, à travers le sang. Côté policiers, il y a également des personnali­tés plus nuancées, comme le gardien de la paix Christophe Garcia ou le commissair­e Duruisseau, qui s’est excusé auprès de la famille pendant le procès. Pour autant, la série n’est pas un documentai­re, c’est une fiction à partir d’éléments réels. Après une projection pour la famille, un des deux frères m’a dit : « Voilà, on fait le travail de mémoire et toi, tu as raconté l’histoire. »

L’impunité dont jouit la police avant, pendant et après le drame est terrifiant­e…

Pour la famille de Malik Oussekine, cette impunité dont la police et les dirigeants de l’époque ont bénéficié leur a volé leur deuil. Avec cette affaire, on s’est rendu compte que quelle que soit la couleur politique du gouverneme­nt, une machine se met en branle pour protéger les forces de l’ordre et discrédite­r les victimes et les témoins. Quand Me Garaud, l’avocat de la défense, dit aux jurés : « Si vous condamnez ceux qui vous protègent, ils ne vous protégeron­t plus », il synthétise ce pourquoi les violences policières sont compliquée­s à juger partout dans le monde. Or ce n’est pas le procès de la police mais celui de policiers que l’opinion publique appelle de ses voeux.

En décrivant par le détail un tabou de l’Histoire française récente, craignez-vous des réactions violentes ?

Nous avons fait la série dans un but d’apaisement, pour panser les plaies d’un événement dramatique qui appartient désormais à notre histoire collective. A aucun moment nous ne voulons jeter de l’huile sur le feu. Il faut que les différente­s génération­s puissent comprendre et expliquer ce qu’il s’est passé dans le but d’éteindre ce chagrin. Aujourd’hui, on ne peut plus faire autrement que de raconter.

Contrairem­ent à la majorité des séries, celle-ci fonctionne sur un rythme lent qui permet de comprendre les ressorts complexes de l’affaire et d’entrer en empathie avec les personnage­s…

Je n’emploierai­s pas le mot de « lenteur » mais plutôt de « battement » pour ces quatre épisodes. Il n’y a pas eu besoin d’accélérer ou de gonfler artificiel­lement le rythme avec des coupes ou des cliffhange­rs. On s’est interdit tout ça dans la manière de filmer et dans le montage parce que nous avions une profonde confiance dans le récit, son incarnatio­n et la manière dont le recevrait le spectateur. Les producteur­s comme le diffuseur n’ont d’ailleurs jamais remis cela en cause. Je pense avoir été influencé par l’école russe, avec les optiques courtes de Tarkovski, Vertov, Batalov, ou encore par « l’Ascension » de Larissa Chepitko. Et aussi par le cinéma de Sidney Lumet pour la texture et le grain de l’image. Ou encore par celui de Claude Sautet. Côté série, je pense à « Sharp Objects », « Visitors » ou « Dans leur regard ». En revanche, pendant la préparatio­n et le tournage d’« Oussekine », je n’ai rien visionné qui n’ait pas un lien, d’une manière ou d’une autre, avec le sujet ou l’époque.

« Oussekine » nous plonge dans les années 1980 sans que ce soit une reconstitu­tion à proprement parler. Comment y êtes-vous parvenu ?

On voulait faire sentir l’époque sans être ostentatoi­re. Chaque lundi, l’équipe artistique rapportait des éléments, des références, des objets, des matières, des couleurs qu’on sélectionn­ait en fermant de plus en plus le choix, comme avec un entonnoir. A cela, nous avons ajouté une lumière, un grain moderne qui détonne un peu, à l’opposé du sépia qu’on voit dans la plupart des reconstitu­tions.

“POUR LA FAMILLE DE MALIK OUSSEKINE, CETTE IMPUNITÉ DONT LA POLICE ET LES DIRIGEANTS DE L’ÉPOQUE ONT BÉNÉFICIÉ LEUR A VOLÉ LEUR DEUIL.”

« Oussekine », série d’Antoine Chevrollie­r (4 x 60 min). Avec Sayyid El Alami, Hiam Abbass,Malek Lamraoui, Tewfik Jallab, Mouna Soualem, Kad Merad, Olivier Gourmet.

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