L'Obs

PARTIR, REVENIR

Avec “Antonio Banderas et Pedro Almodóvar, du désir au double”, Nathalie Labarthe décrypte quarante ans de complicité plus complexe qu’il n’y paraît.

- GUILLAUME LOISON

« Je suis entré au cinéma par les couilles », grince Antonio Banderas dans un sourire un peu gêné adressé à la caméra d’un journalist­e, dans une des nombreuses archives télé qui composent cet excellent documentai­re. Factuellem­ent, il a raison : sa toute première apparition sur grand écran est un plan serré de son entrejambe tourné par Pedro Almodóvar dans « le Labyrinthe des passions ». Le réalisateu­r est alors très loin de l’Olympe cinéphiliq­ue dans lequel il figure désormais en bonne place. Il est encore cet enfant terrible de la Movida, révolution culturelle espagnole charriée par la naissance de la démocratie au milieu des années 1970, un jeune artiste mi-mondain, mi-punk qui bricole des parodies de publicité, s’abreuve de telenovela­s et chante du rock déguisé en Ava Gardner. Il a repéré Banderas sur la scène d’un théâtre madrilène. Assis à ses côtés, un compère acteur du bel Antonio vante la subtilité de son jeu à un Almodóvar qui reste surtout ébaubi par « ses belles jambes ». Pour le petit pape de l’undergroun­d castillan, ce fils de flic andalou s’apparente à un objet de désir qui n’a rien d’obscur.

Au fil de leur collaborat­ion, dans les années 1980, Banderas monte petit à petit en grade dans la petite bande almodovari­enne de gentils freaks désaxés. Jeune Iranien instable et jaloux (« Matador »), benêt à lunettes dépassé par les événements (« Femmes au bord de la crise de nerfs »), Banderas change de masques, d’identité sexuelle ou de fringues sans que jamais son réalisateu­r perde une miette de sa sensualité à l’écran. Jusqu’à la consécrati­on d’« Attache-moi », huis clos génial et frappading­ue où il prête ses traits d’hidalgo à catogan à un kidnappeur fou d’amour pour une actrice porno (Victoria Abril) qu’il séquestre tant qu’elle ne sera pas sienne. Applaudi au Festival de Berlin, le film envoie Pedro et Antonio dans la stratosphè­re. Le premier, qui possède désormais une structure de production taillée sur mesure, ne vise rien d’autre que poursuivre son oeuvre dans son propre jardin. Le second, lui, aimante une fan venue d’ailleurs : Madonna flashe sur cet homme trop parfait pour être libre (Banderas est alors marié), mais assez (hétéro)normé pour tenter sa chance à Hollywood et, par ricochet, délaisser son inconsolab­le pygmalion. Qui lui en tiendra rigueur pendant vingt ans, le temps de réamorcer leur complicité d’une nouvelle louche de chefs-d’oeuvre (« La piel que habito » et « Douleur et Gloire »).

En résumant avec pertinence et légèreté leur relation riche de huit films et longue d’une quarantain­e d’années, Nathalie Labarthe a le mérite d’exhumer des souvenirs ensevelis sous la légende conjointe des deux hommes, ou de rappeler combien certains films, aussi anecdotiqu­es soient-ils, ont pu s’avérer décisifs dans le parcours de l’un ou de l’autre. Outre « In Bed with Madonna », prélude un peu ringard aux stories Instagram d’aujourd’hui, qui servit à Banderas de passeport pour Hollywood, citons aussi « les Mambo Kings » (1991), premier film américain tourné en vedette par l’acteur, qui reflète sa fascinatio­n un peu mièvre pour le rêve américain– Almodóvar n’aura de cesse d’épingler la médiocrité de ce produit que son chouchou préféra tourner plutôt que l’immense « Talons aiguilles ». Il faut surtout voir ce documentai­re pour éclairer la vérité d’Antonio Banderas, personnage plus terne, plus policé, et nettement moins étudié que son géniteur de cinéma. C’est avec une infinie délicatess­e que le film souligne les anfractuos­ités, les faiblesses récurrente­s comme les micro-coups de génie qui rythment sa carrière depuis quatre décennies.

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