Condorcet et les législatives
Les sondages pour les législatives se font plus discrets que pour la présidentielle, mais ceux qui sortent donnent des images à peu près convergentes. D’abord, la tripartition politique de la France se confirme, les trois grands blocs faisant quasiment jeu égal. A suivre par exemple le dernier sondage d’OpinionWay (« les Echos » du 19 mai), la Nupes est à 24 % (auxquels il faut ajouter 2 % de l’extrême gauche), le RN à 22% (plus 7% de Reconquête et de Debout la France) et la coalition présidentielle à 27%. L’îlot de résistance que peut encore constituer la droite traditionnelle fait mieux qu’à la présidentielle, mais reste loin derrière le trio de tête (à 11 %). Ce qui s’annonce toutefois est une Assemblée où le président gardera la majorité. En prenant la moyenne des fourchettes, l’alliance macroniste pourrait remporter 330 sièges, la Nupes deux fois moins, avec une estimation de 155 sièges, tandis que LR en gagnerait 60 et le RN 25.
De telles estimations mettent évidemment en rage les deux autres blocs dominants. Alors que par leurs poids électoraux respectifs ils font quasiment jeu égal avec le camp présidentiel, comment accepter une telle disproportion entre leur importance dans les urnes et le nombre de députés qui leur est promis? Relativement à ce que donnerait une proportionnelle intégrale, l’écart est de fait stupéfiant. Sans défendre le système actuel, il est nécessaire de bien comprendre les causes de ces résultats annoncés. La logique de la tripartition est très différente de celle du bipartisme. Le philosophe et mathématicien Condorcet (1743-1794) en avait déjà l’intuition. A ses yeux, l’arithmétique démocratique ne conduit pas à élire le candidat qui dispose du plus grand nombre d’électeurs mais celui qui peut créer le rassemblement le plus large contre chacun de ses adversaires.
Si trois candidats A, B et C sont en lice, A sera élu s’il est susceptible d’être préféré à B et à C dans les deux duels singuliers où il leur serait opposé. C’est exactement la situation actuelle. Macron a battu Le Pen mais il est probable qu’il aurait battu aussi Mélenchon au deuxième tour : il se serait trouvé un nombre important d’électeurs sur sa droite pour le choisir, alors que les ralliements (venus de la droite ou de l’extrême droite) eussent été mathématiquement beaucoup plus rares pour Mélenchon. Cette logique survit dans les législatives. Un candidat macroniste qui parvient au second tour dispose d’une réserve de voix supérieure à celle de son adversaire (hors triangulaire). Ensuite, tout dépend de l’hétérogénéité des communes et de l’ancrage des candidats locaux. Mais si les législatives rejouaient la présidentielle, circonscription par circonscription, ce que curieusement semblent souhaiter Mélenchon et Le Pen, le piège de Condorcet se refermerait sur eux.
La conséquence concrète est que deux Français sur trois vont être à nouveau totalement frustrés par la séquence électorale. C’est la différence avec la vie politique à l’ancienne où l’opposition gauche-droite régnait. Dans une logique où deux partis s’opposent, une moitié au moins des électeurs est contente ! Et paradoxalement, plus on se rapproche du 50/50, mieux c’est, car la moitié perdante peut espérer gagner au coup d’après. Dans le monde tripartisan que nous sommes en train d’expérimenter, les deux tiers perdants peuvent désespérer d’arriver jamais à gagner les élections.
Macron n’est pas la cause exclusive de la situation. La polarisation de la vie politique s’observe partout, en France comme dans bien d’autres pays, aux EtatsUnis par exemple. Mais en parvenant à forger une coalition regroupant la gauche et la droite modérées, il ne laisse par définition dans l’opposition que les forces plus radicales, lesquelles sont si loin l’une de l’autre qu’aucune alliance n’est possible. Elles tombent dans la minorité perpétuelle promise par Condorcet. Le résultat est que le malaise démocratique ne peut que s’accroître, et qu’il deviendrait à terme totalement explosif si la France devait s’y installer durablement.
Deux Français sur trois vont être à nouveau totalement frustrés par la séquence électorale.