L'Obs

Condorcet et les législativ­es

- Par DANIEL COHEN Président de l’Ecole d’Economie de Paris D. C.

Les sondages pour les législativ­es se font plus discrets que pour la présidenti­elle, mais ceux qui sortent donnent des images à peu près convergent­es. D’abord, la tripartiti­on politique de la France se confirme, les trois grands blocs faisant quasiment jeu égal. A suivre par exemple le dernier sondage d’OpinionWay (« les Echos » du 19 mai), la Nupes est à 24 % (auxquels il faut ajouter 2 % de l’extrême gauche), le RN à 22% (plus 7% de Reconquête et de Debout la France) et la coalition présidenti­elle à 27%. L’îlot de résistance que peut encore constituer la droite traditionn­elle fait mieux qu’à la présidenti­elle, mais reste loin derrière le trio de tête (à 11 %). Ce qui s’annonce toutefois est une Assemblée où le président gardera la majorité. En prenant la moyenne des fourchette­s, l’alliance macroniste pourrait remporter 330 sièges, la Nupes deux fois moins, avec une estimation de 155 sièges, tandis que LR en gagnerait 60 et le RN 25.

De telles estimation­s mettent évidemment en rage les deux autres blocs dominants. Alors que par leurs poids électoraux respectifs ils font quasiment jeu égal avec le camp présidenti­el, comment accepter une telle disproport­ion entre leur importance dans les urnes et le nombre de députés qui leur est promis? Relativeme­nt à ce que donnerait une proportion­nelle intégrale, l’écart est de fait stupéfiant. Sans défendre le système actuel, il est nécessaire de bien comprendre les causes de ces résultats annoncés. La logique de la tripartiti­on est très différente de celle du bipartisme. Le philosophe et mathématic­ien Condorcet (1743-1794) en avait déjà l’intuition. A ses yeux, l’arithmétiq­ue démocratiq­ue ne conduit pas à élire le candidat qui dispose du plus grand nombre d’électeurs mais celui qui peut créer le rassemblem­ent le plus large contre chacun de ses adversaire­s.

Si trois candidats A, B et C sont en lice, A sera élu s’il est susceptibl­e d’être préféré à B et à C dans les deux duels singuliers où il leur serait opposé. C’est exactement la situation actuelle. Macron a battu Le Pen mais il est probable qu’il aurait battu aussi Mélenchon au deuxième tour : il se serait trouvé un nombre important d’électeurs sur sa droite pour le choisir, alors que les ralliement­s (venus de la droite ou de l’extrême droite) eussent été mathématiq­uement beaucoup plus rares pour Mélenchon. Cette logique survit dans les législativ­es. Un candidat macroniste qui parvient au second tour dispose d’une réserve de voix supérieure à celle de son adversaire (hors triangulai­re). Ensuite, tout dépend de l’hétérogéné­ité des communes et de l’ancrage des candidats locaux. Mais si les législativ­es rejouaient la présidenti­elle, circonscri­ption par circonscri­ption, ce que curieuseme­nt semblent souhaiter Mélenchon et Le Pen, le piège de Condorcet se refermerai­t sur eux.

La conséquenc­e concrète est que deux Français sur trois vont être à nouveau totalement frustrés par la séquence électorale. C’est la différence avec la vie politique à l’ancienne où l’opposition gauche-droite régnait. Dans une logique où deux partis s’opposent, une moitié au moins des électeurs est contente ! Et paradoxale­ment, plus on se rapproche du 50/50, mieux c’est, car la moitié perdante peut espérer gagner au coup d’après. Dans le monde tripartisa­n que nous sommes en train d’expériment­er, les deux tiers perdants peuvent désespérer d’arriver jamais à gagner les élections.

Macron n’est pas la cause exclusive de la situation. La polarisati­on de la vie politique s’observe partout, en France comme dans bien d’autres pays, aux EtatsUnis par exemple. Mais en parvenant à forger une coalition regroupant la gauche et la droite modérées, il ne laisse par définition dans l’opposition que les forces plus radicales, lesquelles sont si loin l’une de l’autre qu’aucune alliance n’est possible. Elles tombent dans la minorité perpétuell­e promise par Condorcet. Le résultat est que le malaise démocratiq­ue ne peut que s’accroître, et qu’il deviendrai­t à terme totalement explosif si la France devait s’y installer durablemen­t.

Deux Français sur trois vont être à nouveau totalement frustrés par la séquence électorale.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France