L’autre monde est sous nos yeux
Si, à 50 ans, tu n’as pas partagé un moon milk à l’ashwagandha avec Kim Kardashian dans le métavers, c’est que tu as raté ta vie. Autant dire que la mienne risque de l’être, ratée. Mais j’assume. J’ai choisi une autre voie afin de tromper l’ennui, de m’échapper et de découvrir des dimensions latentes ou alternatives de l’existence : l’obsession compulsive. Du moins dans ce qu’elle a de meilleur.
Ainsi cela fait-il des années que j’arpente en professeure l’existence : un rond-point moche sur la route des vacances devient le héros potentiel d’un cours de géographie comme pourraient l’être aussi un magasin But à l’entrée d’une ville ou un lotissement champignon posé sur un champ. C’est certes une déformation professionnelle ; mais pas uniquement. C’est aussi un prisme qui augmente ma réalité. Au risque, bien sûr, d’être un peu répétitif. Mais il est heureusement possible de se renouveler.
Un exemple récent : je viens d’avoir l’idée étrange de me lancer dans la couture. Depuis, je vis dans une nouvelle dimension : il n’y a pas un pli, une pince, une encolure que je ne scrute chez autrui. Le métro devient une croisière à thème « merveilles de l’emmanchure ». Je me prélasse dans le vocabulaire passementier (passepoil, galon, ganse, biais). La localisation des magasins de tissus transforme mon univers mental, redistribue les espaces, les centres et les périphéries aussi bien qu’un casque de réalité virtuelle.
Enthousiaste, je découvre un nouveau continent qui, en retour, modifie mon propre monde. Pour un temps donné. Limité. Aussi ai-je un grand plan pour les dix prochaines années qui ferait pâlir de jalousie Bouvard et Pécuchet : la plomberie (phase joint, furet, raccordement, Bricorama), l’entomologie (Deyrolle, nervures sous-costale, androconiale), les motos (BMiste, slider), la drogue (randonnée sur la trace des go fast avec un âne), la mort (finitude, vide sanitaire du caveau).
Evidemment, comme le montre mon dernier exemple cela peut mener à des situations extrêmes. Je pense à Monet qui s’était surpris, devant la dépouille de sa femme adorée, « à suivre la mort dans l’ombre du teint qu’elle pose sur le visage avec des nuances progressives », à en observer les tons bleus, jaunes et gris. Le coeur brisé, il ne put s’empêcher de regarder sa décomposition non en époux mais en peintre.
Il faudra donc être raisonnable et ne pas uniquement me préoccuper de l’état de la tuyauterie dans les opéras de Wagner ou de la difficile question du drapé dans la confection néolithique. Il ne s’agit ni de quitter la réalité ni de devenir puissamment monomaniaque. Ni de rédiger une thèse sur la place du moustique dans « Plus Belle la vie ». Cela doit rester léger, souple, enchanteur.
Certes, je le reconnais, c’est moins glamour que le métavers, moins moderne et futuriste. Mais cela a l’avantage du tout-en-un : l’autre monde est, là, sous nos yeux, tout le temps. Et surtout, l’on n’est pas obligé d’y chercher des sujets conversation avec Kim Kardashian ni d’y boire virtuellement des breuvages immondes.
Il ne s’agit ni de quitter la réalité ni de devenir puissamment mono-maniaque.