“You can’t kill rock’n’roll”
L’auteur du “Royaume” suit, pour “l’Obs”, le procès historique qui se tient au palais de justice de Paris. Cette semaine, un moment d’une incroyable émotion, et un jeune homme rongé de culpabilité
1 ÇA VA ÊTRE COMPLIQUÉ
C’est devenu rituel, depuis un mois. Aux suspensions d’audience, à la machine à café, chaque fois qu’on parle avec un avocat de parties civiles, c’est pour lui demander, comme à un grand malade : « Ça va ? Vous allez y arriver ? » Il ou elle hausse les épaules et répond : « Forcément on va y arriver, on n’a pas le choix. » Soupir : « … Mais ça va être compliqué. » Qu’est-ce qui va être compliqué ? L’organisation des plaidoiries de parties civiles (on dit : de PC). L’avocat de PC représente les victimes. Mais il n’a pas vraiment, dans ce procès, à se battre pour elles, à prouver qu’elles ont souffert et méritent réparation – comme le fait, disons, Sylvie Topaloff quand elle parvient à faire condamner les dirigeants de France Telecom pour « harcèlement moral institutionnel ». On peut plaider contre France Telecom, qui va plaider contre Daech ? Tout au long du procès, le rôle des avocats de PC a été de soutenir leurs clients, de les accompagner, de les préparer à témoigner, de leur tenir la boîte de Kleenex, et la plupart l’ont fait avec une inlassable délicatesse. Mais maintenant ? On dira : ils doivent porter la parole des victimes, mettre des mots sur leur souffrance. Le problème, c’est que les victimes les ont déjà mis, ces mots. C’est que leur parole s’est déployée, cinq semaines durant, avec une extraordinaire éloquence collective, et qu’elle a bouleversé tout le monde. Qu’est-ce que leurs avocats peuvent y ajouter, qui ne soit au mieux superflu, au pire obscène ? C’est un premier écueil, le second étant, si on ne peut pas porter les paroles des victimes, de porter les arguments de l’accusation. Ce n’est pas le rôle des avocats de PC. Ça pourrait l’être, à la rigueur, si les trois avocats généraux étaient défaillants, or ils sont exceptionnellement brillants, connaissent le dossier comme personne, ça ne servirait à rien d’aller sur leur terrain. Alors ? Pour naviguer entre ces deux écueils, comment on fait ? Comment on fait, sachant que cette séquence des avocats de PC va durer neuf jours, qu’ils sont 350 et que 150 comptent bien plaider ? Les avocats sont une corporation riche en personnalités flamboyantes et en ego puissants, pas étonnant qu’ils se bagarrent depuis un mois, entre réunions plénières et discussions de couloir. Certains ont annoncé d’emblée qu’ils feraient cavalier seul : je représente mes clients et moi-même, point. D’autres, parmi les plus présents et responsables, ont mis en place une sorte de plaidoirie collective avec une cohérence, une progression, chacun prenant la parole pour traiter un thème. Quelques-uns, au hasard : « Est-ce que le mal nous réunit ? » « Défaillance et vulnérabilité. » « La liberté de haïr et de ne pas haïr. » « Le goût du plaisir. » « Retrouver les mots. » Pourquoi pas ? De toute façon, personne n’écoutera tout le monde, en tout cas moi pas. Cela fait huit mois qu’on les fréquente, ces avocats de PC. On les connaît bien, à force. On sait qui on aime et qui nous fait bâiller d’ennui avant d’avoir ouvert la bouche. On a le planning, on choisira, comme à Roland-Garros. On commence à mettre des croix en face des noms.
2 LA HAIE D’HONNEUR
Le type porte un costume et une chemise noirs, une cravate rouge. Il a une grosse moustache rousse, un catogan, le teint couperosé du buveur de bière aguerri, et une très belle voix profonde, assurée, dont il joue comme quelqu’un dont c’est l’instrument de travail. Il pourrait être télévangéliste, il est chanteur. C’est le chanteur des Eagles of Death Metal, Jesse Hughes, qui jouait au Bataclan le 13 novembre. Son récit est standard, ponctué de clichés très américains – « My love affair with Paris », « You can’t kill rock’n’roll… » – mais, tout compte fait, modeste et sympathique. Le moment étonnant, c’est quand, ayant fini de témoigner, il se retourne pour se diriger vers la sortie. Face à lui, la travée, bordée de bancs en bois blanc, longue d’une quarantaine de mètres – je n’avais jamais remarqué à quel point la salle du V13 ressemble à une église moderne : claire et lumineuse malgré l’absence de fenêtres. Le long des bancs, une haie d’honneur, entièrement composée de rescapés du Bataclan, et pas n’importe lesquels : les fans du groupe, les fans de rock, les vrais de vrai, avec leurs tatouages sur les biceps, leurs blousons de cuir, leurs anneaux à l’oreille. Si on les avait laissés entrer avec, ils auraient leur pinte à la main. Jesse Hughes s’avance entre eux. Il s’arrête en face du premier. Ils se regardent, se sourient. Il le prend dans ses bras. Il le serre un moment dans ses bras, un long moment. Quand ils se séparent ils ont tous les deux les larmes aux yeux. Il passe au suivant, à la suivante. Je ne sais pas combien ils étaient au juste, trente ou quarante, chacun a eu son accolade, c’est venu naturellement, sans show off, Napoléon pinçant l’oreille de ses grognards, les larmes qui montent, la chaleur, l’immense vague d’amitié entre les survivants, c’était un moment incroyablement émouvant et je n’ai plus du tout trouvé que c’était un cliché, « You can’t kill rock’n’roll ».
3 DEUX CÔTES CASSÉES
C’était la séquence la plus attendue, à vrai dire la seule séquence attendue, de cette bizarre semaine qui, avant les premières plaidoiries, était consacrée aux derniers témoignages. Jusqu’à la fin du procès, les victimes qui n’ont pas témoigné à l’automne ont le droit de se raviser et d’être entendues. Ils sont quelque 80 à s’être inscrits, à défiler à la barre. Cette piqûre de rappel, qui ne doit pas faire l’affaire de la défense, est sans doute utile : elle nous remet en mémoire la réalité concrète de l’horreur. Mais on n’écoute pas, c’est certain, avec la même ferveur quasi sacrée qu’en octobre dernier. A un moment, j’ai pensé une chose horrible : si on faisait un film sur le procès, on couperait ces scènes-là au montage, pas parce qu’elles sont mauvaises mais parce qu’elles sont redondantes. On a déjà vu, déjà entendu, ça n’apporte rien. En fait, c’est faux. Parmi d’autres, je pense à ce jeune homme, 21 ans à l’époque, sorti
Je n’avais jamais remarqué à quel point la salle du V13 ressemble à une église moderne.
indemne du Bataclan. Pendant trois ans, dissociation totale. Aucun souvenir. Mais un malaise, l’impression que les gens le regardent bizarrement. Idées noires mais floues. Cauchemars sans images. Silhouettes indistinctes, à la périphérie du champ de vision. Gueule de bois perpétuelle, qu’il soigne par l’alcool. Impression d’avoir fait quelque chose de mal, mais quoi ? Cela se dérobe. Au bout de trois ans, il fait de l’EMDR, thérapie qui maintenant sert pour tout mais qui a été inventée pour le stress post-traumatique. Tout revient, d’un coup. Il sait ce qu’il a fait de mal. Pour atteindre la sortie, il a poussé, écrasé, piétiné. Il est devenu une machine à survie qui se foutait de tout le reste. Les êtres qui lui sont les plus chers, il s’en serait servi comme boucliers si c’était le prix pour vivre. Alors il vit, oui, mais d’une vie abîmée. D’autres ont été des héros, lui pas. Il se revoit sans fin poussant, écrasant, piétinant. Ce film se déroulera en boucle, dans sa tête, jusqu’à sa mort. Il a honte. C’est pour ça qu’il est venu. Pour demander pardon à ceux qu’il a piétinés. Si un d’entre eux est là pour l’entendre, c’est au moins ça. C’est bien. Il sanglote. Il s’en va. Je m’en vais aussi : assez pour aujourd’hui. Le lendemain, une amie avocate me dit que j’ai raté quelque chose – c’est une règle de la chronique judiciaire : on rate toujours quelque chose quand on s’en va. Juste après le jeune homme rongé de culpabilité, c’est un autre survivant du Bataclan, nettement plus détendu, qui a commencé son témoignage en disant qu’il venait d’entendre celui du jeune homme et qu’il voulait lui dire ceci : « Moi, quelqu’un m’a marché dessus, et j’ai eu deux côtes cassées. “Seulement” deux côtes cassées. Alors c’est peut-être toi qui m’as marché dessus, peut-être un autre, on ne le saura jamais, mais si c’est toi, il faut que tu le saches : ce n’est pas grave, deux côtes cassées. Je m’en suis tiré, je suis en vie, je suis heureux, je ne t’en veux pas, tu as fait comme tu as pu, on a tous fait comme on a pu, j’espère que tu es encore dans la salle pour entendre ça. »Le jeune homme n’y était plus mais mon amie avocate a couru dans le hall à sa recherche. Elle l’a rattrapé, sur les marches du palais. Si on faisait un film, on arrêterait sur cette image.
■ Cette chronique, écrite pour « l’Obs », est reprise dans « la Repubblica », « El País » et « le Temps ».