Voyage au pays des rassuristes du climat
Ils sont hauts fonctionnaires, experts ou leaders d’opinion, ne nient pas le réchauffement climatique, mais refusent de s’inquiéter et de tout bousculer. Un “climato-je-m’en-foutisme” très présent au sommet de l’Etat…
La scène a eu lieu au printemps 2019, à l’hôtel Matignon. Au rez-de-chaussée, dans une vaste pièce « sombre et décatie », se tient une réunion interministérielle. Assis autour d’une grande table, les directeurs et conseillers des différents ministères procèdent aux derniers arbitrages sur les projets de loi. Ce jour-là, il s’agit de valider la loi Energie et Climat préparée par François de Rugy, alors ministre de la Transition écologique. C’est son conseiller politique, Léo Cohen, 30 ans, qui raconte la scène. La discussion est conduite par le secrétaire général du gouvernement (SGG), un poste occupé alors par Marc Guillaume, juriste émérite et colosse à lunettes, réputé pour ses saillies péremptoires. Lorsque arrive l’article obligeant les supermarchés à installer des panneaux solaires sur leurs toits, celui-ci raille : « De toute façon, chez moi, en Bretagne, il n’y a pas de soleil. » Illico, la mesure est retirée, « sans autre forme de procès », se souvient, stupéfait, Léo Cohen.
Les vieux briscards de la vie de cabinet feront la moue : se faire retoquer une mesure, cela arrive tellement souvent… Mais si l’échange a marqué le jeune conseiller, c’est qu’il condense les difficultés de l’écologie à s’imposer dans l’agenda gouvernemental, à devenir l’impératif numéro un des politiques publiques. « Je sais bien que Marc Guillaume a fait un trait d’humour, analyse-t-il. Mais se serait-il autorisé la même chose s’il avait été question de sécurité ou de terrorisme ? » Placé tout en haut de la pyramide administrative, ultime échelon avant le Premier ministre et le chef de l’Etat, le SGG est celui qui, quel que soit le gouvernement, veille à la régularité des décisions et à la continuité de la République. Nommé sous
Hollande, confirmé sous Macron, Marc Guillaume fut un SGG puissant et craint, qui n’hésitait pas à donner son avis sur les réformes gouvernementales – avant d’être brusquement limogé à l’arrivée de Jean Castex à Matignon. « Quand un SGG fait ce genre de blague, cela se répercute dans toute l’administration et ça envoie le message qu’au fond, le réchauffement climatique, ce n’est pas si grave, reprend Léo Cohen. La haute administration n’a pas encore intériorisé que l’écologie peut sauver des vies. Elle la voit comme une question sectorielle, non comme un élément de l’intérêt général. »
“MES ACTIONNAIRES S’EN FOUTENT”
Ainsi va la défense du climat. En public, il y a les discours, les sommets, les slogans – « Make Our Planet Great Again ». Et puis, en privé, on fait des blagues. On relativise. On temporise. On se rassure. « On », ici, désigne ceux qui, hauts fonctionnaires, experts, chefs d’entreprise, ont la capacité de peser sur les choix de la collectivité par les jugements qu’ils portent, les décisions qu’ils valident, les impulsions qu’ils donnent… ou qu’ils ne donnent pas. Pour peu que l’on creuse, les exemples montrant la diffusion de cet état d’esprit dans divers cercles abondent. Marie Bozzoni, patronne d’une société de bateaux-mouches, raconte par exemple un dîner professionnel : « Un des convives, PDG à la retraite d’une grosse entreprise européenne, a demandé si le réchauffement climatique était vraiment sérieux, et un autre lui a répondu : “Oui, mais ne vous inquiétez pas, la France sera épargnée !” » Un ancien de France Stratégie (l’héritière du commissariat au Plan) se souvient du commentaire moqueur d’un haut dirigeant de l’institution à propos d’une réunion organisée par un groupe de travail bûchant sur les limites planétaires : « Je vais aller écouter le professeur Tournesol et sa cymbale qui annonce la fin du monde ! » Yannick Servant, start-upper en rupture de ban et cofondateur de la convention des entreprises pour le climat (sur le modèle de la convention citoyenne pour le climat), évoque deux copains, jeunes ingénieurs en vue dans de grosses boîtes de la « tech » : « Ils ont voulu interpeller leurs PDG respectifs sur le climat. Le premier a dit : “C’est très intéressant, mais mes actionnaires s’en foutent.” Et le second : “J’ai dix priorités, ce que tu me racontes là n’en fait pas partie.” » Dans un genre différent, citons enfin le journaliste David Pujadas qui, en juin dernier, consacrait son émission sur LCI à la question : « Le Giec en fait-il trop ? », en introduisant le débat ainsi : « On est dans un monde qui a des moyens techniques, des moyens d’ingénierie comme il n’en a jamais possédé auparavant, et on se dit que ce serait étrange qu’on n’arrive pas à faire face à ces phénomènes. »
Après le climatoscepticisme, place au « climatorelativisme »? Au « climato-je-m’en-foutisme », selon l’expression tranchée d’un de nos interlocuteurs? Appelons « rassurisme » cette sérénité face aux périls environnementaux. Le climato-rassurisme se distingue du climatoscepticisme car il ne nie pas le réchauffement ni son origine humaine. Simplement, il ne trouve pas que ça justifie de tout chambouler pour autant. Et son premier argument, le plus classique, le plus évident, est de dire que la technique apportera les solutions suffisantes pour régler le problème. David Pujadas, lorsque nous le retrouvons pour décrypter après coup son émission sur le Giec, le formule de façon éloquente : « La question climatique est trop grave pour se priver de mettre le paquet sur la technologie. » A l’appui de son analyse, il cite plusieurs exemples d’innovations en cours.
Qui lui donnerait tort ? La science a montré par le passé qu’elle pouvait faire beaucoup de choses, nul doute qu’elle le prouvera à nouveau à l’avenir. Mais toute la question est de savoir si cela suffira. Prenons l’exemple de l’avion. L’explorateur Bertrand Piccard, zélateur de l’avion « zéro carbone », aime comparer les partisans d’une baisse du trafic aérien à ceux qui annonçaient aux frères Wright que jamais l’homme ne pourrait faire décoller un engin en métal. Le parallèle semble imparable… sauf qu’il est faux! L’enjeu de l’aéronautique n’est pas tant l’avion en lui-même mais le système global de l’aviation, avec toutes ses composantes : les déplacements de masse, les réseaux d’aéroports, les cargos qui transportent des fleurs, l’industrie touristique. Un tentaculaire dispositif économique et matériel, dont on a du mal à croire qu’on le décarbonera en continuant à augmenter le trafic.
POLITIQUE ? HALTE-LÀ !
« La technique y pourvoira », affirme donc le rassuriste. Mais que fait-on si ça ne marche pas ? Ou si le remède aggrave la maladie, comme on l’a vu avec les agrocarburants ? Car si la technique peut offrir le meilleur, elle est aussi capable du pire. Le réchauffement climatique peut même être analysé comme le symptôme du dérèglement structurel de nos sociétés ultra-technicisées. C’est toute notre manière de vivre qu’il conviendrait alors de réexaminer, et la discussion à avoir est moins technique que politique. Politique ?
“LA HAUTE ADMINISTRATION N’A PAS ENCORE INTÉRIORISÉ QUE L’ÉCOLOGIE PEUT SAUVER DES VIES. ELLE NE LA VOIT PAS COMME UN ÉLÉMENT DE L’INTÉRÊT GÉNÉRAL.”
— LÉO COHEN, EX-CONSEILLER POLITIQUE
Halte-là ! On reconnaît le rassuriste au fait que, pour lui, le climat n’est jamais une question politique. Chercheur, Jérôme (son prénom a été changé) en a fait l’amère expérience lorsqu’il travaillait à France Stratégie (cette structure où l’on se gausse des « professeurs Tournesol »). Habité par la conviction que la croissance verte est une illusion, il a tenté de l’exposer à ses pairs : « Les gens face à moi ont fait des bonds. » Dédain, mépris… « Prononcez le mot “sobriété” en réunion, et vous voilà étiqueté comme un khmer vert. » Pour ce fonctionnaire passé par plusieurs administrations, « le climatoscepticisme a été remplacé par le techno-solutionnisme ».
Dans le monde de l’entreprise, cette foi dans la technologie est un trait psychologique, presque une morale. « Les chefs d’entreprise sont animés par un optimisme débordant : “Il faut se lancer, on verra bien.” Leur tenir un discours catastrophiste est impossible, ils n’entendent pas », explique Alain Grandjean. Fondateur, avec Jean-Marc Jancovici, du cabinet Carbone 4, membre du Haut Conseil pour le Climat (HCC), il se souvient encore de sa visite au président d’une puissante filière industrielle française, pour lui faire un exposé sur la situation climatique. « Il avait un détachement surprenant. A l’évidence, il ne voyait vraiment pas l’ampleur du problème. » On pense à la
présidente américaine du film « Don’t Look Up », qui répond sur un ton railleur à Leonardo Di Caprio et Jennifer Lawrence lui annonçant que la Terre est menacée à brève échéance. « Nous avons découvert une comète gigantesque. – Oh ? Good for you… » Ou, en reculant d’un siècle, au duc de Guermantes qui, apprenant que son ami Swann va bientôt mourir, file tout de même à son dîner en lui lançant par la portière : « Ne vous laissez pas frapper par ces bêtises des médecins, que diable ! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous ! » D’« A la recherche du temps perdu » à l’Amérique trumpisée, le rassuriste porte son insouciance avec un sourire épanoui.
Parfois, cette légèreté n’est que le masque de l’ignorance. Le cheminement de Marie Bozzoni en est une illustration. Directrice générale de Vedettes de Paris, elle ne connaissait pas grand-chose au réchau ement avant de s’inscrire, un peu par hasard, à la convention des entreprises pour le climat lancée par Yannick Servant. « J’achète et vends sur Leboncoin, c’est déjà pas mal non ? » se rassurait-elle. Le premier week-end de formation de la convention, et notamment l’intervention de la paléoclimatologue Valérie MassonDelmotte, l’a secouée. « J’ai pris une grosse claque, j’étais en panique. Je n’avais jamais pensé qu’il pourrait ne plus y avoir assez d’eau dans la Seine l’été pour faire naviguer mes bateaux. » Aujourd’hui, avec Yannick Servant, elle plaide pour l’instauration d’un « passe climatique » : pour être inscrit au registre du commerce, un chef d’entreprise devra justifier d’une formation minimale aux enjeux climatiques, contrôlée par l’administration. Car, martèle-t-elle, « tant qu’on ne sait pas, on ne peut pas agir » – ce que le philosophe Pierre Charbonnier appelle dans son dernier livre l’« alphabétisation écologique de la société ».
DOMINATION CULTURELLE DE BERCY
Dans le secteur public, l’ignorance est quasi structurelle. Formés à Sciences-Po ou en économie, passés par les grandes écoles où les savoirs enseignés sont plus conservateurs qu’à l’université, les hauts fonctionnaires en poste aujourd’hui n’ont reçu aucune formation sur le sujet. L’année dernière, le rapport PechCanfin, publié par Terra Nova, proposait de créer des modules de formation. Marine Braud, ex-conseillère auprès de Barbara Pompili, la ministre sortante de la Transition écologique, approuve : « Dans la plupart des ministères, beaucoup de gens n’ont pas conscience des ordres de grandeur et sont convaincus que la politique des petits pas peut su re. Il perdure une forme d’illusion que l’on va pouvoir continuer comme avant, uniquement en changeant la source d’énergie : autant d’avions mais verts; autant de voitures mais électriques; autant de viande mais issue exclusivement de nos élevages. » La blague du SGG sur les panneaux solaires n’a pas d’autre explication : faute de compétences scientifiques, explique Léo Cohen, la haute administration continue de fonctionner dans une logique de rivalité sectorielle, où chaque ministère vient défendre son bout de gras, dans un perpétuel rapport de force dont la réunion interministérielle est le cérémonial figé.
L’écologie, elle, ne peut fonctionner ainsi « en silo ». Par définition, elle a des répercussions dans tous les domaines : l’agriculture, les transports,
“LE CLIMATOSCEPTICISME A ÉTÉ REMPLACÉ PAR LE TECHNO SOLUTIONNISME.”
JÉRÔME, CHERCHEUR ET FONCTIONNAIRE
l’économie, le travail… Ce qui multiplie mécaniquement les désaccords avec les autres administrations. Ce front du refus transforme chaque « interministérielle » en supplice pour le représentant du ministère de l’Environnement. Léo Cohen garde en mémoire la triste destinée d’une tentative d’en finir avec l’exemption fiscale dont bénéficie l’huile de palme importée d’Indonésie (deux fois moins taxée que l’huile d’olive, alors qu’elle est directement responsable de la déforestation). En interministérielle, la coalition des opposants a agi comme un rasoir à plusieurs lames. « Première lame : selon le ministère des Finances, cela mettrait en danger des usines en France. Deuxième lame : l’Agriculture a expliqué que Djakarta menaçait de geler ses importations de blé français. Troisième lame : la Défense s’est inquiétée pour ses “partenariats industriels” avec l’Indonésie. » Si même l’armée s’en mêle… Ce jour-là, l’huile de palme a gardé son privilège.
Col roulé et catogan, Léo Cohen a quitté l’hôtel de Roquelaure (siège du ministère de l’Environnement) en 2019. C’est la première fois qu’un insider dévoile sans fard les obstacles que rencontre la transition écologique au sein de l’Etat, et notamment de la part de Bercy. « Prenez la règle des 3 % de déficit. C’est l’élément de référence qui cadre l’action publique. Personne ne conteste l’argument quand il est brandi pour retoquer une mesure. Si, demain, le ministère de l’Ecologie dit qu’il faut abandonner une proposition parce qu’elle va conduire à un dépassement de notre budget carbone, ça fera rire tout le monde… » Ces budgets carbone existent, mais ils ne sont pas contraignants. Qui donc a eu connaissance qu’ils ont été dépassés de 22% dans le secteur du logement en 2018 ? « Si un ministre du Budget présentait une loi de Finances avec un déficit de 22 %, on déclencherait le plan écarlate. Il y a une incompatibilité originelle entre notre machinerie étatique et la nature du défi environnemental. » « La haute administration est un milieu où personne n’a intérêt à secouer les choses, renchérit Jérôme, notre chercheur anonyme passé par France Stratégie. A peine un haut fonctionnaire arrivet-il à un poste qu’il pense au suivant. Et la meilleure manière d’y parvenir, c’est de ne pas faire de vague. » S’inquiéter? Changer les habitudes? Prendre des risques ? Quelle idée…
“OK, LET’S SEX AND DIE…”
Thierry Pech, directeur du think tank Terra Nova et coprésident du comité de gouvernance de la convention citoyenne pour le climat, est bien placé pour voir monter la tentation rassuriste. Cynisme, ignorance, conformisme, excès d’optimisme? Certes, mais il ajoute une autre explication : le sentiment d’impuissance et de résignation qui étreint les responsables, dans le public comme dans le privé, devant l’ampleur du problème à résoudre. « Les hauts fonctionnaires ressemblent au reste des Français : beaucoup ne savent tout simplement pas faire. » Yannick Blanc, ancien préfet sensibilisé aux questions écologiques (ils ne sont pas si nombreux !), observe le même phénomène : « Ce que je vois autour de moi, c’est de l’apraxie et de l’aphasie. La somme de décisions, d’arbitrages, de clientèles à prendre à rebrousse-poil, le tout sans méthode connue, décourage et a un effet d’anesthésie. » Alexandre Florentin, qui forme les dirigeants d’entreprise au changement climatique pour le compte de Carbone 4, voit souvent « les épaules se courber », « les têtes se baisser ». Le déni, l’optimisme, le train-train sont autant de défenses. « Mais quand l’armure se brise, je vois des enfants qui ont peur. Avec des pointes de désespoir. » Après une présentation, un dirigeant d’une entreprise du CAC 40 lui a lâché, mi-désemparé, mi-ironique : « OK, let’s sex and die… »
Le rassuriste est-il un nihiliste qui s’ignore ? Heureusement, il arrive qu’il se mette en mouvement. A divers endroits, des signaux faibles s’allument, qui disent l’envie des dirigeants de « faire quelque chose ». A la direction du Trésor, on évalue désormais les mesures fiscales en fonction de leur impact sur le climat : « favorable/défavorable/neutre ». Bien sûr, cela peut servir au « greenwashing » (classer le chèque énergie de 100 euros attribué par Jean Castex aux ménages les plus modestes comme mesure « favorable » au climat, est-ce bien raisonnable ?), mais du moins l’outil existe-t-il. Pour peu qu’il soit musclé et publicisé avec plus d’entrain, il rendra de grands services. A la Cour des Comptes, une « communauté de travail sur le climat » vient de se constituer : composée de magistrats, tous volontaires, de différentes chambres de la cour, elle va organiser des formations et imaginer des procédures d’enquête intégrant la dimension environnementale. Dans les échelons intermédiaires – collectivités territoriales, communautés de communes, agences locales –, « les acteurs sont mobilisés », assure Yannick Blanc. Quant aux panneaux solaires sur les toits des supermarchés dont se moquait Marc Guillaume, que l’on se rassure : un amendement à la loi les a finalement rendus obligatoires pour toute nouvelle construction.
Et puis il y a ces jeunes hauts fonctionnaires, bien mieux informés que leurs aînés, qui veulent faire bouger les murs. Un initié explique que, pour le moment, ils ne sont que chefs de bureau et que leurs notes restent bloquées au niveau des sous-directeurs – splendeur du feuilletage administratif ! –, mais qu’un jour, ils prendront du galon. Un motif d’espoir ? Pour Léo Cohen, la nouvelle garde risque hélas d’arriver aux manettes trop tard. « Les moins de 30 ans représentent à peine 2 % des emplois publics d’encadrement. Quand ils auront rénové le logiciel de l’administration et seront en mesure d’imposer des décisions, les dommages climatiques seront déjà irréversibles… » La France doit atteindre la neutralité carbone en 2050, ce qui peut paraître loin, mais vingt-cinq ans pour bouleverser une société entière, c’est court. Le temps, voilà l’ennemi. Et avec son insoutenable légèreté, le rassurisme est en train de nous en faire perdre.
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