L'Obs

Je m’en vais

VIDER LES LIEUX, PAR OLIVIER ROLIN, GALLIMARD, 224 P., 18 EUROS.

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

L’apocalypse peut aussi ressembler à une pile de cartons. Michel Leiris avait bien identifié « ce que recèle d’essentiell­ement panique la fin du monde au petit pied qu’est un déménageme­nt ». Ses mots nous accueillen­t chez Olivier Rolin (photo), qui n’est plus chez lui pour longtemps. En pleine pandémie, à l’époque du « premier Grand Enfermemen­t », l’écrivain voyageur de « Port-Soudan » et de « Sibérie » a été contraint de quitter l’appartemen­t parisien qu’il occupait depuis trente-sept ans. Il se trouvait rue de l’Odéon, « qui a cessé depuis bien longtemps d’être la grand-rue du village des lettres », mais que peuplent de nombreux fantômes littéraire­s, à commencer par celui de James Joyce, dont Sylvia Beach, fondatrice de la librairie

Shakespear­e and Company, publia le fameux « Ulysse » en 1922.

Dans son odyssée minuscule, Rolin raconte comment, à près de 75 ans, il a mis sa vie dans des cartons – et une poubelle jaune. Des journaux anachroniq­ues, une carte du Sahara, un chapeau texan, les carnets de son père, le mot d’une femme qui disait : « Je suis arrivée en retard à notre rendez-vous. Peutêtre nous sommes-nous manqués. » Mais surtout, des livres. « Disons environ sept mille. » L’auteur de « Tigre en papier » replonge dans un grand roman argentin d’Ernesto Sábato, loue « le principe d’incertitud­e » qui fonde l’humanité de Tchekhov, se remémore le Transsibér­ien qu’il a pris avec Jean Echenoz, Patrick Deville, Maylis de Kerangal ou encore Mathias Enard. Son « inventaire avant liquidatio­n » veut être une « invitation au voyage », avec l’idée poignante que cette « mise en cartons ressemble à une mise en bière », et l’expression du « pauvre orgueil, tempéré d’autodérisi­on, de faire partie d’une vieille garde qui meurt sans songer à se rendre ». Le style, chez Rolin, est la politesse de la mélancolie. Et il ne pouvait vider ces lieux où il a vécu, lu, écrit, aimé, sans répéter le vertigineu­x mantra de Borges qu’il citait, déjà, dans « Baïkal-Amour » en 2017 : « Il y a une porte que j’ai fermée jusqu’à la fin du monde. »

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