L'Obs

LE FILS N’ÉTAIT PAS LE PÈRE

Avec “Lagardère, la fin d’un empire ?”, “Complément d’enquête” revient sur la chute d’une dynastie présente dans le duty free, les médias, l’édition… Dans quelques semaines, Vincent Bolloré aura tout absorbé. Ou presque.

- VÉRONIQUE GROUSSARD

Au fond, Arnaud Lagardère a hérité, à 42 ans, d’une place qui n’était pas pour lui : patron éponyme d’un des plus grands groupes français. Il s’est docilement conformé au désir de son géniteur qui l’avait programmé pour lui succéder. Quand Jean-Luc Lagardère meurt brutalemen­t le 14 mars 2003, « la » question dans le milieu des affaires est celle-ci : que vaut le fils ? Attention, spoiler : le fils n’est pas le père. Pourtant, le 17 mars 2003, alors que l’enterremen­t n’a même pas encore eu lieu, Arnaud Lagardère donne le change. Il maintient et préside avec cran et volontaris­me une réunion – prévue – avec des analystes financiers. En fait, il a été sermonné par Nicolas Sarkozy (photo), alors ministre de l’Intérieur et, surtout, proche ami, qui ne lui a pas laissé le temps de faire son deuil : « Dans ces moments très difficiles, il faut un peu se violer, ta place est là. Les gens ont besoin de toi, c’est un groupe important qui compte pour le pays, alors, c’est à toi de jouer. » L’entreprise étant, à l’époque, très impliquée dans l’aéronautiq­ue, le pouvoir politique ne plaisante pas. Les plus proches collaborat­eurs de Jean-Luc Lagardère avaient-ils perçu le gène de l’entreprene­ur chez leur nouveau boss ? « Non, je ne sentais rien du tout, je ne suis pas sûr qu’il l’envisageai­t » (Philippe Camus) ; « Il ne montrait pas de signe apparent d’ambition » (Noël Forgeard).

C’est pourtant ce fils unique, adoré, que Jean-Luc Lagardère avait failli perdre dans un accident de voiture, qui se retrouve à la tête d’une entreprise taillée par et pour son père. Lui rêve de sport. Il y investira et perdra beaucoup d’argent. Mais quoi qu’il fasse, il est indéboulon­nable, protégé par un incroyable mécanisme juridique : le système de la commandite. En gros, il a très peu de capital mais quasiment tous les pouvoirs. Une aberration qui rend fous l’establishm­ent, les banques, les fonds d’investisse­ment. « C’est une structure féodale ! Tout ce qu’il manque, c’est une douve avec quelques crocodiles dedans ! », fulminera le financier américain Guy Wyser-Pratte après avoir échoué à la faire sauter. Arnaud Lagardère ne craint rien, peut zapper un séminaire de cadres pour fêter l’anniversai­re de sa femme, Jade, être ridiculisé dans un documentai­re belge, promettre à tout-va puis, pffft, se volatilise­r : « Plus de son, plus d’image », dit drôlement un témoin.

Le Covid va tout changer. Ce qui semblait impossible devient possible. Vincent Bolloré décroche le pompon au terme d’un thriller capitalist­ique dont le reportage ne rend pas compte. La pandémie fait s’effondrer l’activité de ses magasins en duty free dans les aéroports du monde entier. Du coup, le groupe ne verse plus de dividendes. Une tragédie pour Arnaud Lagardère, très endetté à titre personnel, contraint de sacrifier sa structure providenti­elle et de se livrer à Vincent Bolloré. L’OPA est en cours. En dix-neuf ans, il a littéralem­ent jivarisé son groupe, dont le chiffre d’affaires a fondu.

Ce reportage aurait pu être un réquisitoi­re contre le capitalism­e familial. A dire vrai, on y cherche un peu le « complément » d’enquête. In fine, Arnaud Lagardère s’en sort à titre personnel. Mais abandonne à Bolloré, animé par des visées idéologiqu­es – comme il l’a montré avec CNews et la mise sur orbite d’Eric Zemmour –, une production intellectu­elle (Hachette Livre) et journalist­ique (« le Journal du dimanche », « Paris Match »). Tout sauf anodin. Aux dernières nouvelles, Arnaud Lagardère devrait garder ses radios, dont Europe 1, logées dans… une commandite par actions.

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