L'Obs

Réduction des risques

- Par CÉCILE PRIEUR Directrice de la rédaction C. P.

Le sujet pourrait prêter à sourire, il est pourtant sérieux et même empreint d’une certaine gravité. En acceptant de poser à la une de notre magazine pour faire ses adieux officiels à la cocaïne, Frédéric Beigbeder fait bien plus qu’accomplir une des pirouettes dont il a le secret. L’écrivain et journalist­e, qui a longtemps incarné un certain dandysme parisien, des soirées du Caca’s Club aux excès des années fric, nous livre ici un texte profond, souvent tendre et émouvant. Il y raconte courageuse­ment la réalité et les vicissitud­es d’un produit, qui, parce qu’il est illicite, est à peu près absent du débat public. Et si la confession du repenti Beigbeder, qui s’est beaucoup mis en scène le nez dans la poudre, prêtera peut-être à rire, elle a le mérite d’interpelle­r sur la dangereuse banalisati­on d’un produit désormais très accessible : en moins de vingt ans, la cocaïne a réussi sa démocratis­ation pour devenir, derrière le cannabis, la deuxième drogue la plus consommée en France.

C’est pour alerter sur cette déferlante, dangereuse en termes de santé publique, que nous avons décidé de porter ce sujet en couverture. Nulle volonté de diaboliser outrageuse­ment le produit ni de stigmatise­r les consommate­urs – on sait qu’une fois passé le stade récréatif, les conduites addictives cachent de profonds mal-être. Notre propos est au contraire de lever le voile sur une réalité occultée, d’interroger les consommati­ons et de donner à réfléchir. Car la cocaïne, produit longtemps assimilé au showbiz et à la fête, a beaucoup d’atouts pour « réussir ». Contrairem­ent au crack, qui en est un dérivé, ou à l’héroïne, elle bénéficie d’une image positive, plus chic que le cannabis. Elle est surtout un produit de consommati­on courante, le marché français étant inondé par les trafiquant­s sud-américains : en vingt ans, les prix se sont effondrés, mettant le sachet de poudre à la portée de tous.

Drogue des villes autant que des champs, consommée chez les caristes comme les banquiers, la cocaïne met tout le monde d’accord. L’ubérisatio­n du deal, qui permet d’acheter et se faire livrer en quelques clics, a achevé de lever les dernières barrières et de faire pénétrer la coke dans l’intimité. Cette drogue sournoise, qui procure l’illusion du contrôle de sa consommati­on, est pourtant l’une des plus addictogèn­es, la dépendance psychique (le craving) étant extrêmemen­t forte. C’est la drogue de la modernité, le produit d’une certaine désespéran­ce contempora­ine, particuliè­rement en adéquation avec les impératifs libéraux de performanc­e : tout faire pour fonctionne­r, notamment au travail. Faire au maximum illusion dans les rapports sociaux, au risque de l’effondreme­nt.

Face à cette inquiétant­e percée, que font les pouvoirs publics ? Où est la vaste campagne de prévention, les messages d’alerte à la jeunesse, particuliè­rement exposée ? Où sont les débats sur la réalité des conduites addictives, qui sont en cause dans 30 % de la mortalité prématurée en France (les décès avant 65 ans) ? Certes, la Mission interminis­térielle de Lutte contre les Drogues et les Conduites addictives (Mildeca) n’est pas inactive – elle a lancé une campagne digitale, il y a moins d’un mois, sous le mot-clé #Prévention­Cocaïne. Mais ces efforts sont modestes et surtout jamais véritablem­ent relayés par le gouverneme­nt. Qui s’acharne au contraire à regarder ailleurs dès qu’il s’agit de stupéfiant­s.

Tout se passe comme si la prévention régressait à mesure que les conduites addictives se multiplien­t en France : c’est ainsi que, trente ans après la loi Evin, le gouverneme­nt a résolument tourné le dos à tout discours de santé publique sur l’alcool, pour ne pas s’aliéner le lobby viticole. Quant au cannabis, le blocage du débat sur sa nécessaire dépénalisa­tion a cet effet pervers qu’il décourage toute réflexion sur l’usage des stupéfiant­s en général. Se réfugiant dans un discours prohibitio­nniste et moralisate­ur, les pouvoirs publics refusent de prendre la mesure des polyconsom­mations et de l’extension infinie (écrans, paris en ligne) des addictions. Il est temps de revenir à la philosophi­e du soin, de la réduction des risques : parler toujours des drogues et de leurs usages pour ne jamais abdiquer notre devoir de prévention.

Les conduites addictives sont en cause dans 30 % de la mortalité prématurée en France.

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