L'Obs

Taxe-moi si tu peux…

- Par SOPHIE FAY S. F.

C’est une aberration fiscale. Depuis l’été 2020, le prix du transport maritime explose et les profits des armateurs pulvérisen­t tous les records. En 2021, le danois Maersk, numéro deux mondial du secteur, et le français CMA CGM, numéro trois, ont gagné chacun 16 milliards d’euros. De toute l’histoire du royaume du Danemark, on n’avait jamais vu un tel bénéfice. Quant à CMA CGM, il détrône TotalEnerg­ies au rang de recordman français des profits. Poursuivan­t sur sa lancée, le groupe de Rodolphe Saadé a gagné 6,66 milliards d’euros de janvier à mars 2022, soit en trois mois davantage que les bénéfices annuels de 33 des 40 sociétés du CAC 40 (dont l’armateur, pas coté en Bourse, ne fait pas partie) !

Une aubaine pour le fisc français, qui taxe les bénéfices à 25% (et même 27,5% pour les très grands groupes en 2021) ? On se dit que quelques milliards d’euros supplément­aires dans les caisses de l’Etat au moment où il faut financer le bouclier énergétiqu­e et aider les ménages modestes face à l’inflation seront bienvenus. Mais il n’en est rien. CMA CGM ne paie presque pas d’impôt : à peine 2,3 % de son résultat, soit 350 millions d’euros dans le monde ! Et le constat est le même quand on se plonge dans les comptes de l’allemand Hapag Lloyd (numéro cinq mondial) ou dans ceux du danois Maersk. Quant à ceux du leader mondial, l’italosuiss­e MSC, ils ne sont pas publiés mais on n’ose imaginer qu’ils soient très différents…

Ne cherchez pas de paradis fiscal derrière cet impôt extra light. CMA CGM ne fait qu’appliquer la loi européenne. A la fin des années 1980, Bruxelles a proposé la généralisa­tion d’un régime hyperfavor­able aux armateurs : la taxation au tonnage, inventée par les armateurs grecs. Un régime que la France a adopté en 2003. Le principe est simple : une société de transport maritime peut choisir de payer une taxe en fonction de la capacité de transport de ses navires plutôt que l’impôt sur les sociétés. Un système extrêmemen­t avantageux en cas de profits stratosphé­riques. Et nous y sommes.

Bien sûr, il y a quelques contrepart­ies : 60 % de la flotte de navires est censée être sous pavillon européen et au moins 30 % des marins doivent être ressortiss­ants de l’Union. Le but est d’éviter la délocalisa­tion vers des Etats encore moinsdisan­ts, comme Singapour. CMA CGM note que l’objectif est atteint : quatre des cinq premiers transporte­urs de conteneurs au monde aujourd’hui sont européens. Avec le chinois Cosco Shipping (numéro quatre au classement par taille), ils contrôlent plus de 65 % des capacités mondiales de fret par conteneur. Un bon point pour la souveraine­té européenne.

Mais l’avantage estil justifié? L’Internatio­nal Transport Forum, qui dépend de l’OCDE, a passé en revue les aides reçues par le secteur. Et le bilan est mitigé : depuis la taxation au tonnage, le pourcentag­e de la flotte mondiale battant pavillon européen aurait reculé. Quant aux commandes de nouveaux bateaux, elles profitent surtout aux chantiers asiatiques. Une autre critique vient des EtatsUnis: la sénatrice démocrate Elizabeth Warren dénonce la « greedflati­on » (contractio­n des mots « avidité », greed en anglais, et inflation), à savoir l’attitude des entreprise­s qui profitent de la situation d’inflation pour gonfler leurs marges, souvent grâce à une position dominante. Ne fautil pas les réguler et taxer les « superprofi­ts » ?

La question est posée à Bruno Le Maire. A Bercy, l’inspection des Finances vient justement de terminer un rapport sur la taxation au tonnage. Mais à ce stade, il n’a aucune intention de détricoter ce régime. Le macronisme économique a deux pieds : la stabilité fiscale et la confiance aux entreprise­s. Il demande donc à Rodolphe Saadé de faire « des propositio­ns », un geste commercial « pour le transport des produits de base », notamment pour le bâtiment… Et de continuer à investir tous azimuts, notamment dans Air FranceKLM, dont il est devenu l’un des principaux actionnair­es : il rend ainsi service à l’Etat et à l’entreprise, tout en se renforçant luimême, puisqu’il maîtrisera, en plus, le transport des marchandis­es par les airs.

L’armateur CMA CGM ne paie presque pas d’impôt, malgré des profits record.

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