L'Obs

Comment j’ai fait connaître Sharon Stone

- Par ALAIN MABANCKOU A. M. AElaincMra­biavncakoi­un

J’enseignais mon cours de littératur­e africaine, et je ne sais plus pour quelles raisons j’en étais arrivé à évoquer le nom de Sharon Stone. Ah oui, c’était au moment où je rappelais à mes étudiants combien ce qui nous paraît relever de la célébrité aujourd’hui ne sera qu’un vague souvenir demain, ou peut-être ne sera même pas un souvenir, mais relégué à l’arrière-plan de l’oubli.

En e et. Je pensais que la carrière d’actrice de cette Sharon Stone avait été cimentée dans la mémoire du pays de l’Oncle Sam — je songeais notamment au film « Basic Instinct », avec Michael Douglas, et surtout à la scène dans laquelle Stone, impériale, sublime, provocatri­ce et habillée en robe blanche très courte, ne portant aucun dessous, croise et décroise les jambes, laissant aux spectateur­s une des images les plus iconiques du cinéma américain. J’essayais de détailler chaque séquence, d’expliquer combien Michael Douglas avait presque la gorge sèche et ne pouvait supporter ce face-à-face torride qui l’orientait progressiv­ement vers les chaînes que lui tendait la « femme fatale » du cinéma américain d’alors.

Mes étudiants me regardaien­t avec de gros yeux, comme si je surgissais de la période jurassique. Ils ne connaissai­ent pas cette actrice. Les questions fusaient. « C’est une Américaine ? » « C’est une Australien­ne ? » J’avais dû me calmer en me disant que la plupart d’entre eux avaient une vingtaine d’années et que le film datait de trente ans. Etait-ce cependant une raison pour absoudre une telle lacune ?

J’ai sou é un moment pendant qu’ils se jetaient sur leurs téléphones pour glaner des informatio­ns au sujet de Sharon Stone. J’ai commencé à leur expliquer que, dans « Basic Instinct », le film qu’ils devraient coûte que coûte voir, le détective Nick Curran (Michael Douglas) enquête sur le meurtre sauvage d’une vedette. Que, pendant cette enquête, Nick Curran tombe amoureux de Catherine Tramell (Sharon Stone), qui est une des principale­s personnes suspectées d’avoir perpétré le meurtre. Que la scène du croisement des jambes se passe donc au cours d’un interrogat­oire.

Mes étudiants ne m’ont pas laissé le temps de détailler à quel point ce film avait marqué les années 1990. J’ai entendu au fond de la salle des éclats de rire. Quelqu’un avait découvert ce qui était survenu à Sharon Stone trois ans plus tôt: elle avait été interdite du site de rencontre Bumble, qui justifiait cette démarche par la présence de plusieurs faux comptes au nom de l’actrice alors âgée de 61 ans. Les utilisateu­rs du site dénonçaien­t ces « fausses Sharon Stone » : comment une vedette de son acabit, nommée aux Oscars, ayant marqué des films comme « Casino » ou « Total Recall », pouvait-elle avoir besoin d’un tel canal pour trouver l’amour ? Eh bien, il ne s’agissait pas d’une fausse Sharon Stone. Elle s’était d’ailleurs insurgée sur son compte Twitter : « Je me suis inscrite sur Bumble à la recherche d’une relation amoureuse, et ce site m’a carrément bannie. Ne serait-ce pas là une sorte de discrimina­tion ? » Bumble l’avait immédiatem­ent « débloquée », profitant de l’a aire pour faire une promotion tapageuse de son applicatio­n. Stone, de son côté, clamait qu’elle avait fait des rencontres intéressan­tes et qu’elle « [s’]éclatai[t] » sur Bumble, beaucoup de ceux qu’elle y avait connus étant devenus de vrais amis.

J’ai eu du mal à changer de sujet. Tout le monde ne voulait plus parler que de Sharon Stone, que je venais ainsi de rendre célèbre.

L’actrice avait été interdite, trois ans plus tôt, du site de rencontre Bumble.

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