Jérôme Chantreau, premier lauréat du “prix Jean Daniel”
Dans “Bélhazar”, cet enseignant revient sur la mort mystérieuse d’un ancien élève, entremêlant enquête journalistique et récit littéraire. Un livre qui répond aux ambitions du “nouveau journalisme”, défendu par le fondateur de notre journal
Peut-on mêler la technique journalistique aux artéfacts de la fiction? A l’heure des fake news, la question pourrait paraître provocante. Pourtant, le new journalism appelle depuis longtemps le récit journalistique à se sublimer grâce à la technique littéraire et, inversement, le roman à se documenter solidement. Il impose à l’auteur de se plonger des mois, sinon des années, dans le sujet qu’il poursuit, au point d’en ressortir transformé luimême et de justifier ainsi l’incursion du « je » dans le récit. Né dans les années 1960, théorisé par l’Américain Tom Wolfe, ce « nouveau journalisme » renoue en fait avec une longue tradition française inspirée par le réalisme social d’un Zola ou d’un Balzac. « Un journal ne doit pas se contenter de donner des nouvelles de la société, il doit en être le révélateur », écrivait Gay Talese, autre figure tutélaire du « nouveau journalisme ».
Tel était précisément le projet et l’ambition du fondateur du « Nouvel Observateur ». Mon père, Jean Daniel, se définissait autant comme journaliste que comme écrivain : « Je poursuis une carrière littéraire en faisant une forme de journalisme un peu dissidente », disait-il. Dans ses livres, il se tenait à la croisée de l’enquête et de l’imagination, de l’analyse et de l’émotion. Les ouvrages de ce genre sont hélas fréquemment victimes des classifications au moment d’être célébrés. C’est l’un d’entre eux que le premier prix Jean Daniel a donc récompensé cette semaine, grâce au soutien de « l’Obs » et du groupe La Poste.
Surprenante première, toutefois, puisque l’auteur de l’ouvrage couronné, « Bélhazar », n’est pas journaliste : il est enseignant. Mais confronté à la mort d’un ancien élève, Jérôme Chantreau a poursuivi pendant plusieurs années une enquête pour en élucider les circonstances – suicide ou bavure policière ? – avant d’être emporté par la puissance littéraire d’un drame qui parle à chacun du travail de deuil. Il a fini par accoucher d’un reportage bouleversant, intégralement subjectif, mais profondément universel. Bien que classé dans la catégorie « roman » par son éditeur Phébus, tout est vrai dans ce récit, en commençant par le processus de création littéraire qui s’y dévoile. Car Jérôme Chantreau explique au lecteur comment il a perdu son confort en poursuivant Bélhazar, comme Truman Capote, tenant du « nouveau journalisme », avait perdu son flegme en rencontrant les condamnés à mort de son « De sangfroid ». « Chaque livre qu’on écrit demande un tribut, écrit Chantreau. A chaque pas, après chaque effort, on est libre d’arrêter. Faire en sorte que cela ne soit pas trop douloureux. Protéger les autres et soi-même. Mais cela ne fonctionne pas comme ça. La littérature nous prend les trésors dont nous n’avions pas besoin : l’ego, le couple, la maison. Et nous laisse, auteurs et personnages, ivres et nus à la fin du livre. »
« Bélhazar », par Jérôme Chantreau, Editions Phébus.